En mai 2006, dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs, nous avons découvert un grand film réjouissant, désarçonnant certes, mais drôle, émouvant, humaniste, poétique, désespéré et optimiste… Honor de Cavalleria, premier long métrage d’un inconnu, Albert Serra.

« Albert Serra, jeune homme dont on ne sait rien, sinon qu'il est parti avec un vieux maigre, un jeune gros, un cheval et un âne blancs, à la recherche du Don Quichotte de Cervantès, et en est revenu avec l'inspiration » écrivait Antoine de Baecque dans le ciné.blog de Libération. Il ajoutait un peu plus loin : « Je n'ai pas ressenti de choc comme cela depuis la vision du Japon de Carlos Reygadas ou du Blissfully Yours d'Apichatpong Weerasethakul.» Nous sommes d'accord. Nous y ajouterons A l’ouest des rails de Wang Bing : en commun, l’outil de prise de vue, la précarité et la simplicité des conditions de tournage, auxquelles répondent la simplicité et l’invention de ces deux jeunes réalisateurs.

Sélectionné depuis dans de nombreux festivals (dont Premiers Plans à Angers qui le proposait hors compétition dimanche 21 janvier 2007), ce film vous sera également proposé en salles à partir de mars prochain. Il est distribué contre vents et marées par le distributeur nantais Capricci films.


Ci-dessous, vous trouverez

la transcription de la rencontre du 20 janvier à Angers :

Autour du premier film d'Albert Serra,
Honor de Cavalleria


(sorti en salles le 14 mars 2007)

Au sujet de ce film, consultez aussi :

le blog de Lycéens et apprentis au cinéma Pays de la Loire (Premiers Plans) et Ile de France (ACRIF),
le site de l'ACOR
le site du distributeur, Capricci films..

Préambule


Catherine Bailhache : Cette journée vous est proposée à l’initiative conjointe de Lycéens au cinéma Pays-de-la Loire (Premiers Plans) et de Capricci films. Thierry Lounas, dirigeant de Capricci films a très vite montré le film à Christophe Caudéran, coordinateur du dispositif et lui a présenté le réalisateur, Albert Serra. Christophe Caudéran s’est déclaré très motivé pour tenter de sensibiliser les enseignants et partant, les lycéens, à l’existence de ce film.

L’Association des cinémas de l’Ouest pour la recherche que je coordonne avec Soizig Le Dévéhat était déjà par ailleurs fortement impliquée sur ce même film depuis le mois de septembre.

Ayant déjà eu l’occasion de travailler de façon expérimentale avec Lycéens au cinéma Pays-de-la-Loire il y a trois ans autour d’un autre film majeur A l’ouest des rails de Wang Bing, nous nous sommes bien sûr immédiatement déclaré ravis de retravailler ensemble.

De la difficulté rencontrée par certains "films fragiles" pour trouver une diffusion

"Films fragiles" : …films fragiles au regard du marché, mais esthétiquement forts. De l'importance pour la critique de les soutenir par écrit et ailleurs. Par exemple, ici.


Emmanuel Burdeau : Merci. Avant de parler du film, un mot sur le contexte.

Les difficultés qu'a rencontrées Honor de cavalleria pour obtenir en France la distribution qu'il mérite le prouvent une fois de plus : pour la critique, il est de plus en plus difficile, voire impossible, de parler des films sans réfléchir en même temps à la façon dont ceux-ci sont montrés, dans quelles salles, avec quel accompagnement. Il y a aujourd'hui tellement de films forts mis ainsi en position de faiblesse. Honor de Cavalleria, mais aussi le film de Pedro Costa En avant jeunesse, l’un et l’autre ayant aujourd’hui un destin assez parallèle.

En avant jeunesse devait sortir dans les cinémas courant janvier. Il ne sort pas. Il devait sortir au mois de février, il ne sortira de toute évidence pas au mois de février, ni peut-être en mars. Pour l'instant, la sortie reste hypothétique pour de complexes problèmes de production, mais aussi de distribution. Ce film était le film important de la compétition officielle à Cannes (je laisse de côté la Quinzaine des réalisateurs). Néanmoins, à l’époque où une sortie était programmée, il ne devait être distribué que dans une ou deux salles à Paris, et encore, pas dans les salles et dans les conditions techniques adéquates.

Thierry Lounas pourra parler beaucoup plus longuement de ce qui avait été prévu et est encore prévu à Paris et ailleurs pour Honor de Cavalleria. Les deux films sont des films fragiles, en terme de production. Ils ont de surcroît des difficultés à exister, à être distribués. Ce sont des films fragiles, pour lesquels le soutien de la critique est important. Mais laissons de côté cet adjectif, car ce sont au contraire deux films forts, dans la plénitude de leurs moyens esthétiques. C'est toujours ambigu lorsqu'on parle de « films fragiles », comme si la fragilité économique correspondait fatalement à une fragilité esthétique ; comme si d’une supposée fragilité esthétique découlait une fragilité face au marché. Or, il n’en est rien. Ce sont deux films forts qui sont hélas, voués à la fragilité par le marché.

C'est pour cela qu'il est important pour nous d'être là aujourd'hui, avec toujours le même souci : affirmer que le travail critique ne se fait pas qu'à l'intérieur d'une revue, il se fait aussi ici. Aujourd'hui, le travail critique est de plus en plus perméable à d'autres types de pratiques, d'autres approches du cinéma : exploitation, distribution, rapport avec le public, etc.

Thierry Lounas est à la fois membre du comité de rédaction et distributeur du film. Deux précisions à ce propos. D'une part Thierry n'écrit pas sur les films, son activité principale étant la distribution et la production. Il écrit sur l'économie du cinéma. D’autre part, ce n’est pas contrevenir aux règle de l’éthique qu'une revue défende un film dont un membre de la rédaction est le distributeur.

Prenons un exemple illustre : Paolo Branco [Gémini films] a sorti les premiers films d'Oliveira, en particulier Francisca… Il rappelle d’ailleurs dans les Cahiers de janvier que le film n'a alors réuni que six cents spectateurs à Paris. Mais le soutien de la critique – de certains noms importants dans la critique – fut d’un poids assez lourd lourd pour que des producteurs aient envie de s'engager sur le film suivant d'Oliveira. Ce n'est plus le cas aujourd’hui. Qu'un film soit soutenu par la critique ne suffit pas à garantir son succès du film, et pas non plus à donner assez de légitimité à un cinéaste pour que des producteurs veuillent s'engager sur le suivant…

Il se trouve que lorsque Branco à distribué Francisca, Serge Daney était rédacteur en chef des Cahiers. Il avait une participation dans la société de Branco, une participation mince (Daney n’était pas riche). Reste qu’ils étaient en affaire, si on peut dire. Ce sont des compagnonnages importants (qui se traduisent parfois par des participations concrètes, éventuellement financières).

Aux Cahiers, on est en train de réfléchir à la façon d'apporter un soutien à de tels films – celui de Serra, celui de Costa – qui ne soit pas seulement un soutien critique. Suite à l'entretien avec Costa paru dans le numéro de janvier, plusieurs lecteurs nous ont écrit, proposant par exemple de faire circuler une pétition pour obtenir la sortie du film. Comme on pensait que le film sortirait le mois suivant, on a dit « Bon, attendons un peu. ». Si d'aventure ces deux films sortent le même mois – en mars –, scénario le plus plausible, il est évident que quelque chose sera fait sur eux, ensemble, d'un point de vue critique, mais aussi en terme de distribution.

Ceci pour situer le cadre.

Du constat que, s'agissant des "FF/EA/M"…

…ou "Films forts esthétiquement et artistiquement, mais faibles au regard du marché", les frontières sont poreuses entre les champs de compétence de leurs "supporters".

Catherine Bailhache : Je vais compléter ce que vous dites en l’abordant par un autre biais. Ce phénomène que vous décrivez là, c’est-à-dire le fait que la critique se décide à sortir de son champ habituel pour se préoccuper de questions qui a priori ne la concerneraient pas (ne la regarderaient pas ?), des questions de diffusion par exemple, ce phénomène-là, on le constate parallèlement ailleurs. J’aurai le réflexe ici de parler de ce qui se passe dans l’ouest, région que je connais le mieux, mais je peux affirmer qu’actuellement un peu partout en France, on constate ce même phénomène, les niveaux sont divers, les partenaires aussi, mais c’est bien là.

Exemple ici, dans cette région. Un dispositif comme Lycéens au cinéma a pour rôle de choisir et montrer des films de qualité, des films forts justement, à des Lycéens. Reste qu’il le fait habituellement parmi des films sortis depuis déjà un moment, dans le cadre d’un protocole officiel, d’ailleurs assez long. Il n'est en effet pas question d'inscrire officiellement un film dans Lycéens au cinéma tant qu’il n'a pas vécu deux ans d'exploitation classique.

Tout d'un coup, on a décidé avec l'accord de l'ensemble des membres de ce qu'on va appeler notre comité de pilotage que c'était bien aussi, en plus, de s'intéresser à certains films en amont, y compris de leurs sorties en salles, ce, évidemment, avec l’aval des tutelles, c’est-à-dire le Conseil régional, la DRAC et le Rectorat.

Ce que je trouve extrêmement intéressant et passionnant, c’est, à travers certaines actions qu’on va qualifier d’expérimentales, de voir qu’on peut dépasser ce pourquoi on est là normalement. Soudain, on s’intéresse et on travaille autour d’un film donné, non plus deux ans après… mais parfois un an avant. Ce n’est pas du tout conforme, pas du tout prévu, on le fait quand même. Dans la mise en place quotidienne, habituelle, de Lycéens au cinéma, on constate régulièrement des blocages sur un certain type de films. Dans le cas qui nous occupe (le Wang Bing, il y a trois ans, Honor de Cavalleria aujourd’hui), ces films-là échapperaient sans doute à un choix officiel, et même carrément n'accéderaient-ils pas à la possibilité d'être choisis, de figurer sur les listes de départ, si on ne s'y intéressait pas autrement.

Là aussi, comme vous-mêmes qui décidez régulièrement de sortir de vôtre rôle critique habituel, nous effectuons un geste supplémentaire qui n'est pas conforme, qui sort du protocole, parce que sinon on sait bien que ces films ne seraient pas montrés.

Et je termine là-dessus, en ajoutant que, dans le même ordre d'idée, il y a dans ces régions que je connais, dans les Pays de Loire un petit peu, en Bretagne beaucoup, des associations récentes, qui elles aussi jouent un rôle à la marge, sur la marge. Vous voulez que je vous dise ? ils doivent sans doute faire partie de ceux qui vous envoient ces courriers préconisant de lancer une pétition ! De la même manière, régulièrement, ceux-là se disent « On a vu ce film, on veut le montrer, il n’y pas de distributeur, comment peut-on faire pour le montrer quand même ? »

On est en donc train d'assister à quelque chose d’assez intéressant, je trouve, compliqué en même temps, parce évidemment on est dans un pays de lois de décrets. Et on se dit : « On va déjà les voir ces films, se donner le possibilité d’y réfléchir, puis voir comment on peut les montrer à notre tour, en marge des habitudes, quitte à interpréter en les utilisant différemment les textes et décrets, en attendant que peut-être ces derniers soient amliorés pour tenir compte de la réalité. »
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Exemples d'expériences conduites entre la critique et les salles de cinéma

Cyril Neyrat : Je voudrais revenir à ce que disait Emmanuel de cette situation nouvelle qui amène les critiques à s'intéresser à des questions de distribution et à se placer en amont, autrement dit à ne pas se tenir uniquement à la place habituelle de la critique qui est de porter un avis sur les films une fois sortis. Je pense que c'est devenu aujourd'hui effectivement très nécessaire. Si on veut défendre le cinéma, il est évident qu'il faut inventer des nouvelles relations entre les acteurs, les critiques, les exploitants, les distributeurs les producteurs.

Je précise que je suis ici en tant que rédacteur des Cahiers du cinéma, mais aussi en tant que rédacteur en chef d’une autre revue de cinéma Vertigo. Le prochain numéro de Vertigo sera consacré aux pratiques des cinéastes. Il comportera un dossier sur Honor de Cavalleria. On va s'intéresser vraiment au faire, à la manière dont Albert Serra travaille. On y parlera du film aussi, de l'intérêt du film aujourd'hui.

D’autre part, avec Vertigo, on a imaginé une collaboration avec l' ACRIF , le réseau des salles de recherche d'Ile de France. On a inventé un partenariat entre la revue et ce réseau : on vient de sortir un numéro que vous trouverez ici qui a été entièrement pensé avec ce réseau de salles et qui donnera lieu à des expériences conduites sur un an ou deux, avec le déplacement de critiques dans les salles pour des séances d'analyse de film.

Ce qui nous anime relève bien de cette idée exprimée par Emmanuel : aujourd'hui on ne peut pas prétendre défendre un cinéma sans venir aussi se placer en amont et concrètement, au niveau de la distribution, de la production, sans aller défendre les films devant vous, dans les salles, etc... J'espère que cette opération deviendra plus ou moins une sorte de norme. En tout cas nous, jeunes critiques, sommes très déterminés à mener ce type de travail à l'avenir.

Heureux Français… malheureux Espagnols

Albert Serra : Je voudrais dire seulement une chose. Chez vous, la situation est pessimiste concernant la distribution, mais vous pouvez être heureux d'être Français ! En Espagne la situation est incroyable, il n'y a pas de discussions comme ici. Il n'y a pas d'exploitants intéressés par le cinéma, il n'y a pas d'enseignants intéressés, il n'y a rien ! Et dans le cinéma espagnol, il n'y a pas un seul film intéressant. Ça signifie qu'il n'y a aucun intérêt pour le cinéma, sauf pour le cinéma conventionnel, traditionnel, commercial. Ici, nous sommes en France, beaucoup de gens sont en train de discuter de tous ces problèmes. En Espagne ça n'existe pas. Il y a seulement la grande industrie. La situation ici avec mon film et le film de Pedro est un peu pessimiste, oui, mais en Espagne c'est pire, il n'y a pas de situation !!!


Quelqu’un dans la salle : Votre film est sorti en Espagne ?

Albert Serra : Oui, mais... (grand geste des bras, moue désabusée)

Le même (complétant) : D'une façon bizarre.

Albert Serra : Très bizarre. Le distributeur a décidé de sortir le film en Espagne, trois semaines avant Cannes ! C’est pourtant le distributeur le plus prestigieux parmi ceux spécialisés pour les « petits » films. Incroyable ! Il a décidé de le sortir à ce moment-là, trois semaines avant, parce qu'il avait beaucoup de films, notamment des films plus importants pour Cannes. C'est incompréhensible parce que, du coup, Honor de cavalleria n’a pas pu bénéficier de la publicité de Cannes, les journaux, la télévision…

En Espagne, le film n’a pas existé, il est sorti dans une salle de Barcelone, avec neuf copies sur le pays, c'est complètement stupide. Ici, il y a un débat, une préoccupation… En Espagne, la situation est très différente. Là-bas, le cinéma indépendant n'existe pas.

Les trois ou quatre cinéastes qui sont allés dans les festivals internationaux, comme moi, n'ont jamais eu aucun prix espagnol, aucune nomination. Mon film est allé dans tous les festivals que l'on peut imaginer, il n'a pas eu une nomination pour l'équivalent des Césars espagnols, les Goya. Il est allé à Cannes, il a gagné beaucoup de prix européens dans des festivals prestigieux. Vous pouvez vous sentir heureux d'être français et de discuter de ça. Parce qu'il a des pays bien pires !!!

A voir absolument si possible

Thierry Lounas : Effectivement pour ce type de film qu'on pourrait qualifier de « films de recherche », la langue officielle c'est le français, c'est à dire qu'aujourd'hui pour tous les cinéastes européens importants, la sortie de leur film ne se fait pas dans leur pays mais à Paris, en France. Ça fait des années que c'est comme ça. On parlait de Pedro Costa. Lui, ce qui le soucie le plus c'est de savoir comment son film va sortir en France et quel type de critique il va recevoir. C'est ce qu'on essaie encore de protéger aujourd'hui.

Moi, je suis d'abord critique de cinéma avant d'être distributeur ou quoi que ce soit d'autre. Jadis, dans les Cahiers, il y avait une case qui s'appelait « A voir absolument si possible ». On y trouvait les films très rares. Cette liste n’a cessé de croître depuis les années 70. Des films comme celui d'Albert Serra ou celui de Pedro Costa n’auraient absolument pas figuré dans une telle liste à l'époque, alors qu’aujourd’hui, ils s’y trouveraient. Comment fait-on alors, en tant que critique, quand on une liste « A voir absolument si possible » qui est plus importante, finalement, que le cahier critique, c'est-a-dire les films qui sortent tout à fait normalement ? Maintenant, c'est même devenu « A voir absolument en festival » !

D'ailleurs, puisqu'on parle de ça, comme nous vous le disions tout à l’heure, le film n'a pas eu l'aide à la distribution en novembre dernier. Pour cela, deux arguments ont été allégués. Or, voici le premier : d’après la commission, c'est un film de festival. La commission s'est penchée sur le cas de Honor de Cavalleria et a dit : « Oui… le film est un peu difficile ; on se demande pourquoi il a eu autant de prix, à Turin, à Vienne, à Belfort » et elle en a déduit sans doute que les spectateurs de festival (ça tombe bien, on est ici dans un festival, c’est sans doute pour cela que vous-mêmes êtes ici) sont dans un état psychologique second qui fait qu'ils sont subitement plus disponibles pour ce genre de films, jusqu'à les primer ! Les fous !

(rires)

Alors que quand ils ont des pops corn à l'UGC... Lorsqu’on m’a expliqué cela, j’ai tenté quand même de dire qu’on ne pouvait pas opposer le public d’UGC à celui des festivals, ni même les différencier.

Deuxième argument des membres de la commission : « Nous, majoritairement, on n’aime pas le film, donc il aura pas de public.» J’ai expliqué qu’en fait, il y a à peu près 80%, 90% des français qui n’aiment pas la plupart de films français qui sortent, que si on traite le cinéma avec des jurys citoyens, on ne s'en sort pas. Donc le goût universel et le fait de montrer le film ne sont pas forcément associés. Je pense qu’il faut se battre pour montrer des films qui seront vus par peu de gens.

Moi je suis venu de la critique, donc je suis venu du « A voir absolument si possible ». En mai dernier, à Cannes je ne m’y trouvais absolument pas comme distributeur. Et quand j'ai vu le film d'Albert, c'est parti de la critique, c'est parti des Cahiers du cinéma, donc c'est parti du spectateur en fin de compte, de celui qui voit le film et qui a envie d'en dire quelque chose. Et je suis arrivé ensuite seulement à l’autre question : c'est-à-dire, comment le distribuer ? (et demain ce sera comment produire aussi).

Quand on parle des spectateurs qui suggèrent à la rédaction des Cahiers de faire une pétition pour le film de Costa, etc, c'est qu'il existe un public, malgré tout. Comment fait-on pour amener le film jusqu’à eux ? Pour moi, c'est important. Et quand j'ai vu Honor de Cavalleria et que je vois aujourd'hui l'allure que prend la sortie... Parce que… la sortie du film ressemble énormément au film lui même ! Quand Albert vous a dit ce matin, avant la projection « Il faut être patient »… et bien c’est exactement cela : moi, j'essaie d'inventer de la patience ici et là. On voit bien qu'on doit essayer de lutter aujourd'hui contre le nombre de films, l'empressement à les montrer et puis les éliminer. Comment peut-on aujourd'hui retrouver du temps ? Retrouver du temps pour voir le film lui-même et retrouver du temps pour le sortir.

Du temps, du temps : celui que l'on accepte de prendre, sans penser aussitôt qu'on en perd…

Catherine Bailhache : C'est un film pour lequel, toi tu as commencé a nous joindre très tôt dans le temps, plus de six mois avant la sortie du film, ce qui est totalement exceptionnel. Ça ne m'était pas arrivé depuis des années. Tu nous as contactées et on s'est rencontrés en octobre. On a commencé à travailler en sachant qu’on disposerait donc de six mois, ce qui n'arrive jamais, d'habitude.

Aujourd’hui plus que jamais pourtant, le seul luxe dont on dispose, c’est le temps qu’on se donne. Mais ça, beaucoup l’ont oublié. C'est fini. La plupart des distributeurs indépendants s'y mettent à peine deux mois avant la sortie. Alors que, plus le film est fragile (je n’aime pas ce qualificatif, moi non plus, on va dire « fragile du point de vue du marché ») moins c’est bon pour lui de s’y prendre si tard : il faut beaucoup de temps pour simplement ne serait-ce que le montrer à des gens, qu’à leur tour ils aient le temps d'y réfléchir, de penser, de comprendre comment ils vont s’en emparer, réfléchir aux choses, trouver des écrits, etc...

Thierry Lounas : Mais pour être tout à fait sincère, mon modèle dans ce domaine, vous en avez entendu parler, c'est le Wang Bing A l'ouest des rails. Christophe Caudéran qui est dans la salle pour Lycéens au cinéma avait organisé des séances exceptionnelles du film de Wang Bing dans le cadre du dispositif, notamment avec Antoine Glémain (Atmosphères 53, à Laval et à Mayenne). Pour pouvoir réinventer ce type de coopération, prendre son temps pour un film que j'estime très important, celui d'Albert, il faut se donner le temps très en amont parce que sinon tout le monde va le rater le jour J.

Quelqu’un dans la salle : A l'ouest des rails ça a été un succès, il me semble, non ? C'est aussi l'exception qui confirme la règle.

Catherine Bailhache : Oui. Mais on se demande à quoi c'est dû au bout d'un moment ! Le film lui-même méritait totalement ce qui lui arrivait, c’est un très grand film. Mais, au départ rien ne le prédisposait à un tel succès. Il a réalisé plus de 10 000 spectateurs à Paris seulement, sur une copie, ce qui est une exception notoire : dans les trente dernières années vous ne trouvez ça pour aucun autre documentaire. Il n’a cependant été montré que dans certaines villes de France. Mais partout où il y a eu de la préparation, le film a engrangé un nombre certain d'entrées. Si je me trompe pas, le film a réalisé à Mayenne de l’ordre de 200 entrées, c'est énorme, un film de neuf heures, documentaire chinois, a peine sous-titré.
(Nota bene : allusion au fait que, la première fois que l'ACOR l'a montré à des professionnels, le film n'était toujours pas sous-titré en français, c'est une version sous-titrée en anglais qui a été projetée)

(rires !)

Pour un cinéaste, ce qui compte, c'est le film, pas l'argent, pas le succès public

Albert Serra : C'est important de parler du film. Si le film a une sortie en France ou je ne sais où, ça ne change rien qu’il ait une bonne ou une mauvaise sortie. Le film reste le même. Il y a beaucoup de films dans l'Histoire du cinéma qui ne sont pas sortis ou qui ont eu une mauvaise sortie. Ce n’est que bien plus tard qu’ils ont obtenu la reconnaissance qu'ils méritaient.

Je suis cinéaste, je suis le premier intéressé à voir mon film bénéficier d’une bonne sortie. C'est évidemment important. Mais c'est important, aussi, de ne pas oublier que les films sont les mêmes quoiqu’il arrive. S'il est bon, il est bon, s'il est mauvais, il est mauvais !

Dans une perspective plus générale, je veux dire c’est que si on n’aime pas le film, je ne vais pas m'arrêter pour autant. Dans ce cas, je dois passer à autre chose, la vie continue. La qualité, c'est la chose la plus importante pour un cinéaste, ce n'est pas l'argent, ni le succès public. Ce qui compte c'est la qualité, c'est de faire. Pour moi et pour le spectateur. Peu importe que le film soit vu en DVD ou dans une salle, c'est le même film. Il faut avoir la capacité critique de voir que c'est le même film et ne pas être influencé par son succès, critique ou public.

Oui, mais les films s'accomplissent à travers le destin qu'ils ont dans les salles

Emmanuel Burdeau : Pas tout à fait d'accord avec Albert. Ce n'est pas le même film, selon les manières dont il peut être adressé au public. A l’ouest des rails a trouvé sa mesure. Il durait neuf heures, il était monumental, il l’est resté ou l’est proprement devenu parce qu’un public, nombreux, l’a vu. L’été où il est sorti à Paris, on en parlait beaucoup. Il a trouvé sa taille. Les films s'accomplissent à travers le destin qu'ils ont dans les salles.

Honor de Cavalleria/ Références : de Pasolini à Gus Van Sant

Jean-Luc Jousse : Je suis très content d'avoir eu la possibilité de voir ce film, donc merci vraiment au festival d'Angers Premiers Plans d'avoir pris le risque de le proposer au public.

(NDLR : le film était par ailleurs sélectionné hors compétition par le festival Premiers Plans)

Ce qui est évidemment très frappant dans le film, c'est l'omniprésence de la nature et d'une nature sombre, opaque, archaïque, antérieure au paysage. Parallèlement à cette omniprésence de la nature, une « pulsion de culture » traverse ce film. Il y a aussi un certain nombre de références tout à fait lisibles : le Saint Jean-Baptiste de l'Evangile selon Saint-Mathieu de Pasolini (cf. Don Quichotte se faisant asperger d’eau par Sancho dans le creux d’une rivière) ; le mythe de l’âge d’or (Hésiode ). Cette nature, c’est également celle d’Homère, celle sur laquelle se lève « l'aurore aux doigts de roses ». J’ai également été frappé par la façon dont les corps sont tramés dans le décor de la nature : ils sont filmés la plupart du temps au travers de la herse des herbes hautes, ou encore à travers un écran de branchages... ce qui est très surprenant, émerveillant et en même temps paniquant. On peut aussi penser à Renoir, mais la face sombre du Renoir du Déjeuner sur l'herbe. Une dernière remarque : c’est un film sans musique, sauf trois accords, et un rapprochement s’impose avec Last Days de Gus Van Sant (cf. la nature, le bain lustral). Cette « pulsion de culture » dans le cas de Don Quichotte, elle ne débouche pas sur le monde mais sur son monde à lui, sur l'enfermement dans la psychose. L’entrée dans la culture implique le double risque de l’idiotie et de la folie. L’idiot, c’est Sancho. Le fou, c’est Don Quichotte dont l’excès de lectures a déréglé son rapport au monde. Tous les deux sont en quelque sorte échoués dans le décor.

Honor de Cavalleria / Ombre et lumière

Cyril Neyrat : Dans le film, je vois complètement l'inverse, je vois beaucoup de lumière. C’est un film extrêmement solaire, lumineux. Je n’y vois pas du tout un enfermement psychotique mais au contraire une incroyable présence au monde, à la fois des personnages, y compris de Don Quichotte et du film lui-même. C'est aussi l'usage qu'il fait de la DV et du numérique. Ce qui me touche c’est à quel point le film est très très fort, très très beau sur l'usage de la lumière. Albert pourra nous en parler, ce n'est que de la lumière naturelle. Il y a bien sûr une part sombre du film. Mais c'est un des plus beaux films vus récemment sur la lumière. La lumière joue un rôle essentiel dans le film, pas uniquement d'un point de vue sensuel et sensualiste mais aussi du point de vue du récit, de l'imaginaire. Ce que je trouve intéressant c'est qu'il arrive à dépasser toutes les oppositions entre obscurité et lumière, enfermement, intérieur / extérieur. On est à la fois dans un espèce de délire personnel de Don Quichotte, et en même temps Don Quichotte est tout à fait ouvert. Il fait le lien entre la terre, le ciel, le vent, la nature. Ce n’est pas du tout un film enfermé.

L'obscurité n'est qu'une part du travail qu'a fait Albert à partir de la lumière qui est un élément essentiel du film. Oui, il y a des séquences sombres, mais aussi des séquences très très lumineuses.

Honor de Cavalleria / Un film panthéiste, non narratif

Albert Serra : C'est vrai que l'idée était de faire un film panthéiste avec tous les éléments de la nature, mais sans rien souligner. S'il y a de l'obscurité, c'est qu'il y a de l'obscurité. S'il y a de la lumière, c'est qu'il y a de la lumière. Je voulais faire un film qui ne soit pas tendancieux envers son spectateur, qu'il puisse y voir ce qu'il voulait. S'il n'y a rien à voir, il y a peut-être quelque chose à penser ou quelque chose à sentir. En ce sens je voulais faire un film très simple.

Un film panthéiste tourné dans la nature mais avec une mini DV. C'est très important la caméra numérique, car elle n'a pas de définition, elle ne peut pas faire de grands plans. Mais je voulais avoir la possibilité de tourner de longues prises. Que la nature soit là… Peut-être on ne la voit pas, parce qu’il n'y a pas de définition, mais elle est là. On peut la sentir, mais il n'est pas nécessaire de la montrer. Elle n'est pas là visuellement, parce qu'avec la DV on ne peut pas la voir, mais on a la sensation qu'elle est là en permanence. C'est comme si c’était un tableau impressionniste. Il n'y a pas un seul plan de paysage, jusqu'à la fin. Tous les plans, excepté le dernier, incluent les personnages.

Jean-Luc Jousse : Ce n'est pas dans une mise en ordre de la nature.

Albert Serra : Je voulais créer une atmosphère très naturelle… C'est intéressant parce qu'en utilisant une caméra numérique, on peut faire un film épique ou historique. Ce n'est pas quelque chose que font souvent les jeunes cinéastes d’aujourd’hui.

Quelqu'un : En ce sens, je dirais que l'expérience des quelques premières minutes où on a eu la bande son amputée montrait à quel point la nature existait beaucoup par les sons. Elle fait sens et elle est présente principalement sur la bande son. Peut-être que les limites du numérique au niveau visuel étaient compensées. Les bruits de la nature étaient extrêmement présents et du coup quand on a revu les premières minutes avec le son, on en saisissait finalement toute l’ampleur.

[NDLR Le matin-même, au début de la projection, a eu lieu un incident technique; après quelques minutes, la projection s’est interrompue, le film a été rembobiné et les réglages de projection réinitialisés. Les spectateurs ont donc vu une grande partie de la première séquence deux fois (couronne de laurier) : une fois avec avec un son quasiment inaudible, très faible, l’autre fois normalement.]


Albert Serra : C'est vrai. Il n’y a aucun effet sonore. Je voulais un son très naturaliste, il n'y a pas de mixage complexe… Il n'y a rien de tout ça. Nous avons coupé quelques éléments, des avions, ma voix, mais tous les sons sont directs. C'est pour ça qu'il a une telle présence. C'est fascinant d'imaginer la nature, non par les images mais par le son. Là où les images n'y arrivent pas, le son y arrive. Le cinéma, c'est la combinaison de l'image et du son. Pour moi, cette seule combinaison suffit. Peu m’importe qu'il y ait des personnages, une histoire, de la psychologie, une structure narrative. Les films que j'aime sont ceux où les choses les plus importantes sont l'image et le son.

Peut-être que ce film va dans la direction d’un cinéma abstrait. Il n'y a pas de relation proche avec la narration, il y a une relation métaphysique avec le sujet général. Avec Pedro Costa, on a démontré qu'on peut faire des films qui ne sont pas narratifs mais qui sont comme des tableaux. Jusqu'à aujourd'hui, le cinéma était très traditionnel. A l'exception de la Nouvelle Vague et de certains films, le système narratif de Dickens a prédominé jusqu’à présent.

Honor de Cavalleria / Témoin, plus que spectateur

Christophe Caudéran : C'est vrai que le film est assez peu narratif. C'est souvent perçu comme ennuyeux un film peu narratif, or là ce n'est pas le cas. Et moi, ce qui m'a surpris, c'est d'avoir l'impression d'être plutôt témoin que spectateur devant le film. Je ne suis pas un simple spectateur qui reste en dehors de ce qui se passe et où il se passe peut-être peu de choses, mais au contraire je suis témoin, comme happé par le film et les personnages, ce qui fait que je n'ai plus aucune raison de m'ennuyer puisque je vis les choses avec eux et que je prends plaisir à ce temps qui passe, avec la proximité des personnages qui sont infiniment touchants. C'est une expérience assez rare d'avoir un tel sentiment de proximité, on a l'impression d'être soi-même caché dans les herbes, allongé, et d'avoir ce regard direct sur les personnages.

Albert Serra : Je crois que c'est parce qu’il n'y a rien de souligné. On peut choisir quelque chose qui vient de l'histoire, de l'image, de l'esthétique du film. On peut choisir. On peut sentir cette proximité car on est libre de choisir ce qu’on veut dans le film, dans l'image. On peut penser ce qu’on voit, voir et sentir. Je crois que c'est la caractéristique la plus moderne de ce film. C'est un film ouvert où on peut tout choisir, y compris la signification.

Emmanuel Burdeau : C'est vrai qu'il n'y a rien de souligné. On est plus témoin que spectateur. C’est l’effet de certaines opérations. Témoin ? J'y entends une chose : le film a beaucoup recours à l'interpellation. Don Quichotte n'arrête pas d'appeler Sancho, de l'appeler vraiment. Tous n'arrêtent pas, également, d'en appeler à ce qui va suivre, ou peut suivre. Et puis y a les adresses au ciel, à Dieu, à la nature, aux scélérats, à la Chevalerie, à l'Âge d’or. Le film a une dimension « vocative ». Interpellations, adresses, interjections… Ce n'est que ce matin que je me suis aperçu que le premier geste de don Quichotte, c'est de tendre le bras pour voir si ça va, s’il peut encore le lever. Ce geste, à la fois malédiction et bénédiction, va scander le film.

Quant au récit, le film est quand même tiré d'un texte littéraire, pas n'importe lequel des textes ni n'importe lequel des récits. On sait que Don Quichotte décide de devenir Don Quichotte parce qu'il a lu des récits de Chevalerie. Ça revient sans cesse dans le livre. Il est sans cesse martelé qu'il se met en route parce qu'il a lu des récits de Chevalerie : il est enivré de ça, ça l’a rendu fou.

Il y a deux éléments qui ont disparu du film. C'est l'insistance sur le fait qu'il a lu ces récits. C'est en tout cas plus épars, plus rare surtout. Le deuxième élément, c'est que Cervantès passe son temps (c’est presque gênant à la lecture) à se moquer ouvertement de Don Quichotte, à dire à quel point il est un vieux fou ridicule, irascible sans aucune raison. Au début il va chez un aubergiste à qui il demande de le sacrer chevalier, il confond trois prostituées avec des gentes dames, etc. Non seulement la situation est parlante, mais Cervantès ne cesse d'en rajouter.

Ceci, non pas pour faire une note comparatiste entre le film et le livre, mais pour voir ce qu'apporte le cinéma. Disparition de l'écrivain qui passe son temps à accabler son personnage. L'appel sert aussi à ça. Le film – grâce à la fameuse objectivité de la caméra – est construit de telle manière qu'on hésite sans cesse : va-t-on voir ce que le Quichotte appelle de ses vœux, de sa colère ou simplement de son regard ? Cette ambiguïté n’a pas besoin d’être soulignée, en effet : elle fait partie du cinéma.

Il y a enfin tout un aspect rythmique. Ce qui est appelé ne vient pas. Tout est en faux rythme et ce faux rythme est une manière de désigner la folie du personnage. Mais c'est aussi une manière de diminuer cette folie.

Honor de Cavalleria / Action ou contemplation ? Tableau ou narration ?

Emmanuel Burdeau : Une dernière chose.

(s’adressant à Jean-Luc Jousse)

J'ai beaucoup aimé ce que vous disiez sur le fait que les corps sont tramés dans le décor. C'est vrai. Les brindilles, les branches, ça va avec le grain vidéo dont Albert a très bien parlé. Ça va aussi avec le fait que le film évite beaucoup le raccord de regard. On pourrait revoir des extraits, commenter beaucoup plus dans le détail. On verrait que c'est un film dans lequel on ne sait jamais si on est en train de suivre des personnages qui circuleraient en profondeur dans ce qu'on peut appeler, quand même, un paysage, ou qui au contraire se déplacent latéralement. Il y a sans cesse des entrées latérales. Action ou contemplation ? Tableau ou narration ? Raoul Ruiz disait quelque chose de magnifique qui marche pour tous les films : « Il y a les effets tableaux et les effets récits. » Honor de Cavalleria est dans le faux raccord entre l'un et l'autre, ce qui le rend très déroutant.

Arnaud Vigneron : Ce qui m'a étonné dans le film, alors qu'on est en présence d'un cadre assez serré, focalisé sur les personnages, c’est que je n'ai jamais eu de sensation d'enfermement, comme si l'ouverture ou le hors-champ n'étaient pas liés à l'espace, mais avaient plutôt quelque chose à voir avec la peinture ou le théâtre. Enfin quelque chose qui appartient au regard du spectateur, non pas sur une narration, sur quelque chose d'horizontal mais plus quelque chose de vertical ou une suite de tableaux sans pour autant qu'il y ait rupture entre chaque moment. Dans ma relation de spectateur, établie avec ce film, le hors-champ se situe certainement du côté de la spiritualité.



Quelqu'un : Je ne crois pas avoir vu un seul plan en caméra subjective. Je me dis que c'est pour cela qu'on n'était pas appelé à s'identifier aux personnages, mais à vivre avec eux.

Honor de Cavalleria / La Chevalerie, c'est le raisonnement de l'action

Cyril Neyrat : Ce que vous dites sur le hors-champs, ce que disent Emmanuel et Albert, tout cela se rejoint. C'est quasiment un hors-champ métaphysique. Pourquoi n’a-t-on pas cette sensation d'être enfermé ? Parce qu'on est sans cesse branché, pas uniquement sur le personnage de Don Quichotte, mais aussi sur le travail d'Albert, bizarrement, par l'extrême sensualité du film. Peut-être que l'écart et le lien entre la sensualité profonde du film et le côté très mental, spirituel de Don Quichotte font qu'on est tout de suite branché sur un hors-champ immense, métaphysique, en tout cas, qui se situe largement au-delà de ce qu'est l'espace de cinéma habituel. Ça rejoint tout à fait ce que dit Emmanuel (se tournant vers ce dernier) : quand tu dis qu'il est dans un dépassement de l'opposition entre action et réflexion.

Et le film se termine presque là-dessus. Il y a une phrase à la fin du film qui dit « La Chevalerie c'est le raisonnement de l'action ». Je crois que le film c'est exactement ça. Quand je l'ai revu ce matin ça m'a fait penser à une autre phrase, à un fameux début de film, Le petit soldat de Godard, qui commence par « Le temps de la réflexion est terminé, pour moi commence le temps de l'action. » Pour Godard, c'est essentiel, la modernité du cinéma se pense dans cette espèce de déplacement de l'opposition entre réflexion et action, parce que justement on peut être dans les deux à la fois. Et le film d'Albert c’est ça aussi, en permanence. Il crée une espèce d'indécision entre action et réflexion, entre extrême présence sensuelle des choses et aussi un espace métaphysique omniprésent.

Honor de Cavalleria / Pourquoi Don Quichotte aujourd'hui ?

Emmanuel Burdeau : Une question, pour repartir de zéro encore une fois. Pourquoi Don Quichotte aujourd'hui ? Pourquoi Don Quichotte en premier long métrage ? Welles a voulu faire un Don Quichotte, il a commencé en 57 et, en 85, à sa mort, il n'avait pas terminé. On connaît Lost in la mancha, le documentaire sur le tournage jamais abouti du Don Quichotte de Terry Gilliam. D’autres films sur Don Quichotte ont eu un destin difficile. J’ajoute qu'à Belfort, beaucoup de gens ont lu dans Honor de cavalleria un propos adressé à l'époque, à aujourd'hui. Albert en parlait d’ailleurs un peu tout à l'heure, en évoquant le cinéma numérique

Albert Serra : Je voudrais répondre à la première question que tu as posée tout à l’heure. Tu me demandais pourquoi je ne parle pas du Don Quichotte qui est fou, qui a lu des récits de Chevalerie. C'est simplement parce que je voulais montrer un petit fragment de la vie de Don Quichotte. Je partais aussi du principe que tout le monde connaissait l'histoire et que ce n'était pas nécessaire de redire tout ça.

Mais tu as parlé après d'une chose très intéressante, c'est la différence entre les plans contemplatifs et les plans narratifs. On peut ressentir une confusion, parce qu'il y a un peu d'ambiguïté : on ne sait pas si les plans sont contemplatifs ou narratifs. On peut être perdu, on peut avoir la sensation que le réalisateur ne sait pas où il va. Or, quand j'ai monté le film, j'ai beaucoup réfléchi à tous les plans. Et il y a une explication rationnelle à ça, très simple : le principal sujet du film, comme du livre, c'est la confusion mentale qui règne dans la tête de Don Quichotte, entre une réalité qu'il imagine et la réalité du monde. Je me disais : il y a peut-être des contradictions dans certains plans. J'ai décidé de garder cette ambiguïté parce que, simplement, je l'aimais, avec des scènes qui ne servaient à rien, des choses gratuites. C'est une contribution à l'atmosphère générale de la confusion mentale. C'est vrai qu'il y a des plans à la fois narratifs et contemplatifs. La confusion est la même, dans la tête de Don Quichotte, dans celle du réalisateur, dans le film.

Pourquoi Don Quichotte ? Je ne sais pas très bien. Parce que je déteste le monde contemporain, je déteste les sujets contemporains. Je n'avais pas envie de tourner dans des décors contemporains. J'ai trouvé les acteurs qui ne sont pas des acteurs. J'en ai trouvé un qui ressemblait à Don Quichotte ; et l'autre je me suis dit qu'il ressemblait peut-être à Sancho. J'ai décidé de faire le film lors du premier un rendez-vous avec les deux ensemble. Je me suis dit : « C'est extraordinaire, ils sont meilleurs ensemble ! »

Il y a un moment où il faut décider de faire un film... Il y a un écrivain catalan qui disait (il était aussi critique culinaire) : « J'accepte toutes les combinaisons possibles, de deux éléments, de deux ingrédients, à condition que le résultat soit meilleur que s'ils restent séparés. » C'est la même chose. J'avais l'histoire de Don Quichotte, un premier acteur, un second, et je me suis dit : « C'est mieux comme ça… »

Comme personne individuelle, Don Quichotte n'a aucun intérêt et son histoire n'a aucun intérêt pour le cinéma d’aujourd’hui. Ce n'est pas une histoire attractive pour le monde d'aujourd'hui. Mais quand j'ai mêlé l'histoire et les deux acteurs je me suis dit que c'était une très belle combinaison, et j'ai décidé de faire le film.

Honor de Cavalleria / L'Age d'or, la Chevalerie aujour'hui

Emmanuel Burdeau : Sur les conseils de Catherine, j'ai regardé Lost in la mancha, ce documentaire sur le ratage du tournage du Don Quichotte de Terry Gilliam : il y est dit au contraire que le sujet a de fortes résonances actuelles. L'idée de Terry Gilliam était de remplacer Sancho par un publicitaire atterrissant par hasard au XVIIe siècle. Le publicitaire joué par Johnny Depp et Don Quichotte par Jean Rochefort. Dans une époque dont on dit et redit qu'elle est dénuée d'utopie, voilà que surgit un personnage qui continue à être dans l'utopie. On peut alors entendre une référence à l'Âge d'or, à la Chevalerie comme quelque chose qui nous serait adressé.

Albert Serra : C'est vrai qu'il y avait la nostalgie d'une époque, je ne sais pas laquelle, peut-être une époque imaginaire (on parlait de l'Âge d’or). Pour Don Quichotte, dans le livre, cet Âge d'or, c'est Adam et Eve, quand tout le monde mangeait des fruits dans les arbres. Il parle donc d'un Âge d'or très très ancien. Ça signifie qu'il y a une nostalgie, mais c'est peut-être moi qui l’imagine. Le monde de la Chevalerie c'est la continuité de mon imaginaire. Pour Don Quichotte, c'est la réalisation d'un autre monde, issu de mon imaginaire de l'Âge d'or.

Je déteste ce que tout le monde aime, je voulais faire un film avec ça. Tous les films que je ferai seront sur des sujets anciens. Tu parlais d'Almodovar, c'est un grand réalisateur, oui. C'est un grand réalisateur sur les femmes. Moi j'aime tourner avec des hommes, sur des sujets anciens. J'aime tourner à l'air libre, pas à l'intérieur. C'est pour ça que j'ai décidé de faire ce film presque panthéiste avec un imaginaire ancien, parce que j'aime tout ça...

Jean-Luc Jousse : Je reviens sur la distinction faite par Cyril Neyrat entre « temps de l'action » et « temps de la réflexion ». Malgré tout, il faut quand même situer l’importance de Don Quichotte, tant sur le plan de l'histoire littéraire que sur le plan de l'histoire de la culture. Don Quichotte, c'est le premier roman moderne. Don Quichotte est nostalgique de l'épopée. L'épopée, qu'est-ce que c'est ? C'est un récit dans lequel l'action n'est pas problématique, elle est ordonnée à une fin, alors qu'avec Don Quichotte l'action dans ce monde devient problématique et réflexive parce qu'il n'y a pas de transcendance ou que celle-ci n'est plus une évidence. Lacan radicalise cette idée quand il définit le héros moderne comme auteur d'exploits dérisoires dans une situation d'égarement. Le héros moderne, c'est Don Quichotte !


Honor de Cavalleria / Le mythe, l'imagination

Antoine Glémain : A propos des résonances actuelles, j'ai été très sensible à la qualité de l'adaptation, c'est quelque chose qui me touche beaucoup. Ce qui fait à mes yeux la résonance du film, ce n'est pas ce qu'il y a de narratif, c'est que c'est un roman moderne. Il y a un aspect du film qui tient au mythe. Immédiatement, on sait qui est Don Quichotte et qui est Sancho. Il y a tout un ensemble de fragments de récits qui sont déjà autour qui ne sont d'ailleurs pas présents de manière folklorique du tout dans le film. Le film est tout de suite dans une dimension mythique à partir de quoi l'imagination peut se déclencher.

L'autre aspect des choses, c'est que dans le roman de Cervantès, la narration est déconstruite. Don Quichotte n'existe pas seulement parce qu'il a lu des romans de Chevalerie. Dans la deuxième partie, le roman se boucle sur lui-même puisqu’il revient sur d'autres récits apocryphes qu'il se met à critiquer. Il y a une dimension réflexive du personnage, moi c'est ça qui m'a le plus ému, on est à la fois dans la nature et absolument dans le réflexif tout le temps, c'est un univers mental et en même temps sensuel.

Albert Serra : C'est difficile d'interpréter, parce que chaque époque a eu sa propre interprétation, le romantisme a interprété Don Quichotte comme un grand romantique dressé contre le monde avec un grand idéal. Ensuite on l'a interprété comme un petit fou, stupide, caricatural. Chaque époque fait une interprétation différente du livre, en contradiction avec la précédente. Je ne sais pas si Cervantès se moque du personnage de Don Quichotte ou s’il est lui-même un grand idéaliste. Je voulais garder cette ambiguïté. Toutes les interprétations sont justes, c'est important parce que c'est un film très ouvert. Comme le livre.

Honor de Cavalleria / Une direction de non-acteurs

Thierry Lounas : La réussite tient aussi à la façon dont tu as adoptée les actions. Je crois qu'ils ne savaient pas exactement ce qu'il étaient en train de faire au moment où ils ont tourné. Cette confusion vient aussi du tournage. Tu vas en parler, mais il paraît qu'ils faisaient énormément de kilomètres avec leurs armures avant de commencer à tourner. Ils étaient donc vraiment fatigués, pour que ce soit un minimum réaliste. Tu disais tout à l'heure que tu avais coupé le son des avions, mais tu as aussi coupé ta propre voix… ça veut donc dire un certain type de direction d'acteurs : c'était en continu, il n'y avait pas forcément de claps, tu indiquais des choses, tu leur criais ce qu'ils avaient à faire ou pas, et après tu coupais au montage. C'est important de parler du jeu d'acteur et de ta direction d'acteur pendant le tournage.

Albert Serra : C'est le petit secret de chaque réalisateur, non ? J'ai vu beaucoup de films de Pasolini et j’y ai vu beaucoup de choses mal faites, des erreurs. J'ai réfléchi à ça : « Comment peut-il y avoir des erreurs dans un film de Pasolini ?! » Des choses bizarres, des regards caméra qui n’ont pas été coupés au montage. A l'époque, Pasolini ne pouvait pas faire des scènes de quarante-cinq minutes, ses films sont mal faits, très brusques. Ils sont tout sauf parfaits. Je suis arrivé à la conclusion que c'est parce qu'il n'avait pas de caméra numérique. Il devait couper, parce qu’il avait des magasins de six minutes. Il ne pouvait pas faire ce que je peux faire, moi : tourner une heure. Je n'ai jamais tourné une heure, mais je suis allé jusqu’à quarante-cinq minutes sans coupe. Ça signifie que les acteurs non-professionnels n'étaient pas obligés d'avoir une grande concentration. Je leur disais quoi faire ou dire : parlez de tel sujet, dites telle phrase… Avec le numérique, le travail est très facile. On peut tourner, parler pendant le tournage et après, couper les voix, simplement.

Thierry Lounas : J'aimerais bien que tu parles plus précisément de ta façon de diriger.

(S’adressant aux participants)

Souvent il ne donnait des indications qu'a un des personnages et l'autre ne savait pas quoi faire. L'un savait, l'autre devait se positionner.

La première scène avec les lauriers est étonnante parce qu'on se demande ce que fait Sancho. Il cherche, il ne cherche pas, il s'arrête. Je crois qu’Albert disait « Stop », Sancho s'arrêtait et après il faisait marche arrière parce qu'on lui avait dit stop. Comme Sancho est assez obéissant, il retournait et il repartait de l'autre coté et ça donne au film une certaine couleur quand même !

Albert Serra : Oui, une certaine spontanéité, authenticité ! C'est vrai. C’est un jeu psychologique avec les acteurs mais c'est le petit secret de chaque réalisateur.

Quand on tourne dans la continuité, c'est plus facile d'avoir l'attention des acteurs. On a du temps pour penser à ce qu’on veut faire, et les acteurs ont aussi le temps de se concentrer. C'est différent. Pour le prochain film, j'hésite à tourner en 35 mm, en 16 mm ou en numérique. Mais j'ai peur de tourner en 35 mm car les magasins de pellicules font dix minutes, c'est un handicap très important quand on travaille avec des acteurs non-professionnels et avec un réalisateur non-professionnel comme moi ! Si on ne sait pas ce qu’on doit faire, c'est difficile. Avec des acteurs non-professionnels, on doit trouver comment profiter de leurs réactions.

Thierry Lounas : Quelle est la part entre de ce qui est improvisé au tournage et de ce que tu avais écrit avant ? Comment as-tu transformé ce texte et puis après comment l'as tu changé de nouveau au moment du tournage ?

Albert Serra : L'essentiel était écrit : on ne peut pas arriver un matin sans savoir ce qu’on va faire. Ce serait perdre beaucoup de temps. L'essentiel est dans le script. Mais comme les acteurs ne sont pas professionnels, ils ne pouvaient pas mémoriser le texte.

Honor de Cavalleria / Commentaire d'une séquence

Ici, nous allons insérer l'extrait concerné… (en attente, avec nos excuses).



Albert Serra : …J'aime beaucoup le son, c’est un très beau son. Le plan d’après, on a gardé la même perspective sonore tout le temps, on n’a rien souligné. Le son est plus proche.

(on entend le son du film)

Le vent est trop fort pour la qualité standard du film. A l'image, il n'y a rien a voir ici (il pointe le flanc du cheval, sur l'écran) c'est tout blanc. C'est une erreur mais qui donne une sensation plus forte de chaleur.

L’interprétation de Sancho est très belle.

Ici c'est la même chose, il n'y a pas de définition. Mais pour moi il y a une sensation de chaleur, d'été.

C'est beau, les petits gestes, surtout ceux de Sancho. Il y a beaucoup de petits détails d'interprétation, d'interprétation spontanée. J'aime beaucoup Sancho parce qu'il est toujours en train de faire des petites choses très belles, ce qui donne une atmosphère très puissante à toute son interprétation.

Ici je lui avais dit qu'il devait copier Don Quichotte, faire la même chose que lui. C'était la seule obligation.

… (on entend le son du film)

C'est une de mes scènes préférées. Parce qu'on ne sait pas trop ce que fait Sancho, c'est très mystérieux. Il cherche quelque chose ? Qu'est ce qu'il fait ? J'aime cette scène pour ça.

…La seule indication que j'avais donnée, c'était de désigner l'espace, parce que c'est la seule chose qu'on pouvait voir, ça permettait de voir certaines silhouettes. Je dois reconnaître que cette scène est une petite provocation. Mais je l'aime parce qu'elle est mystérieuse. Ici aussi, le son est très important

Programmer Honor de Cavalleria en public et/ou à des élèves

Catherine Bailhache : La question que je poserais volontiers à tout le monde ici, c'est imagineriez-vous montrer ce film à des spectateurs dans les salles, soit parce que vous êtes directement exploitant soit parce que vous organisez des séances dans des salles de cinéma régulièrement ? A ceux d’entre vous qui êtes enseignants, j’adresse à peu près la même question : vous voyez vous le montrer à des lycéens ? Peut-être pas à des collégiens mais au moins à des lycéens ?

Lise Couedy-Gruet : Par rapport aux lycéens je dirais volontiers : « Pourquoi pas ? » Tu me disais ce matin qu’il te semblait que si on les plaçait frontalement face au film, la plupart des élèves accrocheraient d’emblée. Peut-être, je ne dis pas non. En tout cas, je suis persuadée qu'avec un travail en amont, c'est possible. Notamment par le fait que ce soit tourné en numérique et que ça leur dit quelque chose je crois, ça leur parle. Je pense qu'on peut prendre le risque par rapport à ça.

Paradoxalement, dans ma situation actuelle (je fais partie d’une association à Saumur qui programme des films art et essai en séances publiques au cinéma le Palace) je serais plus prudente parce qu'on vient juste de la créer, cette association, on commence tout juste, ça fait deux mois. On ne connaît pas bien notre public.

Pourquoi pas... mais il faudrait que ce soit une séance exceptionnelle, où on expliquerait les choses. On ne sait pas trop qui vient, qui ne vient pas. Donc, je crois que je serais prête à prendre plus de risques avec les lycéens qu'avec un public... Saumur c'est une petite ville, pour l'instant ça réagit bien, mais il faut qu'on prenne des précautions. On s’est déjà entendu dire qu'il ne fallait pas du cinéma trop hermétique, trop élitiste, notamment de la part de l'exploitant qui nous prête la salle. Donc je serais plus prudente qu'avec une classe de lycéens, c'est un peu paradoxal...

Catherine Bailhache : A part le fait de partir de la familiarité des lycéens avec le cinéma numérique, qu'est ce que cela signifie pour toi le fait de préparer les lycéens ? Par exemple, c'est travailler à partir de Cervantès ou pas du tout ?

Lise Couedy-Gruet : Oui sans doute on ferait référence à Cervantès, mais ce n'est pas ça l'intérêt principal. Pour moi, c'est travailler sur le rythme du film avant tout. Je crois qu'il faut peut-être leur montrer le tout début et puis travailler avec eux les premières séquences sans qu'ils aient vu le film. C'est les avertir qu'il y a un temps du film auquel ils ne sont pas habitués parce qu'ils regardent pas du tout ça. Travailler avec eux sur une séquence sans qu'ils aient vu le film, je pense que c'est une bonne façon. On l'a déjà fait pour certains films plus difficiles et ensuite il me semble qu'ils rentrent dedans plus facilement qu'un public adulte. Mais ce n'est pas du tout dire : « C'est une adaptation ». On y vient après, forcément. Mais il ne faut pas commencer par ça, sinon on ne sort jamais du cinéma comme prétexte à illustrer les adaptations littéraires.

Quelqu'un dans la salle : Avec des élèves d'histoire des arts, je ferai volontiers quelque chose en amont sur la peinture, la lumière, les personnages, il y a des choses qui rappellent de grands peintres de façon évidente. Avec cette préparation-là, ça leur permettrait peut être de rentrer dans le film.

Albert Serra : C'est intéressant par rapport au livre. J'en ai gardé les deux sujets principaux. Le premier, nous en avons parlé, c'est la confusion mentale de Don Quichotte. Le second, c’est l'amitié entre Don Quichotte et Sancho, deux personnages opposés. L'un idéaliste et l'autre réaliste. J'ai gardé ces deux sujets du livre, mais toujours par des moyens visuels. Par exemple, nous savons que Don Quichotte est idéaliste car il regarde tout le temps le ciel, il est illuminé. Sancho est réaliste parce qu’il regarde la terre. Il n'y a quasiment pas de dialogues pour identifier l’idéalisme de l’un et le réalisme de l’autre. À la fin les deux personnages se mélangent et on ne sait plus qui est le réaliste et l'idéaliste. Le film montre tout cela visuellement pour créer une sensation chez le spectateur.

Philippe Améra : En sortant de la projection, je ne me voyais pas le programmer. Après la discussion qu'on a eue, j'ai beaucoup apprécié la matière qui en ressort. Il y aurait une frustration à ne pas faire profiter notre public de tout ça.

Je me retrouve clairement face à un problème que je connais bien : comment parvenir à capter un public adulte et lui faire prendre conscience de la qualité du film et de tout ce qu'il peut y avoir autour.

Un accompagnement avec des scolaires me semble plus facile étant donné qu’ils sont « captifs », préparés en classe à voir le film. Je le verrais très bien montré dans le cadre d’une leçon de cinéma. C'est quelque chose qu'on aimerait faire depuis longtemps. Je ne sais pas si commencer avec Honor de Cavalleria serait le plus simple mais...

On revient à des aspects de programmation évoqués déjà avec l’ACOR et le distributeur, ce serait très ponctuel. On a déjà du mal à programmer tout ce que l'actualité nous déverse chaque semaine. On est frustré de toute façon. Là ce pourrait être une soirée exceptionnelle. On pourrait faire venir un critique, par exemple... on arrive à faire des choses surprenantes. Par le passé on a eu parfois de très grandes surprises.

Une personne dans la salle (exploitante) : Ça m'intéresse de le programmer. Les décisions se prennent au sein de notre association, donc il faut que je le propose aux adhérents. Nous avons affaire à un public fidélisé qui s'intéresse à des sujets très déterminés. Mais on peut proposer autre chose, je pense qu'il faut faire confiance à ceux qui ont envie de faire autre chose. Avec les lycéens, je ne sais pas, je ne suis pas sûre.

Isabelle Savignol : Pour répondre à ta question sur la préparation, je crois que la première des préparations c'est de renoncer à toutes nos attentes habituelles. Parce que, plus ou moins consciemment, on est dans l'attente d'une histoire, d'événements. On n’apprécie vraiment le film que lorsqu'on sait qu'on ne va pas attendre qu'il se passe quelque chose de conventionnel. Là, on regarde autrement et on entend. Et c'est tout à fait autre chose. Préparer les élèves à ça. Peut être même leur dire ce qui va se passer, quand ça va se passer, pour qu'il n'y ait pas de surprise, qu'ils sachent qu'ils seront dans ce décalage, dans cette confusion. Et que le charme du film va commencer ailleurs, car on n'est pas du tout habitué. Même nous, on a été surpris aussi.

Albert Serra : Pour les élèves, ou pour des personnes non cultivées, ce film présente un handicap très important, en raison de sa « gratuité ». On a l'habitude de voir des tableaux abstraits, on a lu des livres très expérimentaux, mais le grand public n'a jamais accepté des films sans signification, gratuits, qui tendent vers l'abstraction. C'est très difficile à accepter pour le public conventionnel, peut-être aussi pour les élèves. L'influence de la télévision est très mauvaise. La télévision donne des récits tout le temps. Pour être engagé à la télévision il faut du récit...

Emmanuel Burdeau : Je connais mal les situations en classe, mais j’imagine que ça peut ne pas très bien se passer : c'est quand même l'adaptation d'un texte écrasant. C'est un film que les spectateurs lycéens (ou pas) vont sans doute ressentir comme lent, avec en tête l’image d’un cinéma européen difficile. Idéalement, on devrait pourtant gagner sur les deux tableaux. C'est important ce qu'a dit Albert sur l'amitié : c’est un film extrêmement accueillant. On le disait tout à l'heure, on est plus témoin que spectateur. Ce film a une grande douceur, il n'est pas dénué de séduction. Il y a un autre aspect capital, notamment dans le cinéma qu'on appelle moderne : quand on entend Albert, on s'aperçoit que c'est un film qui doit permettre auprès des lycéens de désacraliser le cinéma, la fabrication du cinéma. Le risque étant que cette désacralisation vire à la dérision. Si on explique qu'on laisse tourner longtemps, qu'on ne donne pas d’indications qu'il faudrait, qu'on accepte les ratés, etc., les élèves peuvent penser qu’après tout le cinéma ce n'est pas grand chose. Mais ça pourrait être aussi l'inverse. Il faudrait qu'Albert fasse la tournée partout. Parce qu'on entend chez lui beaucoup de joie, beaucoup de plaisir, des choses à mille lieux de l'austérité qu'on peut prêter à ce genre de cinéma.

Albert Serra : Peut être qu'un élève attend des actions, du récit… mais ici il n'y a pas de récit. Pour moi, ce qui compte dans tel plan, c'est ce geste de Sancho, pour moi c'est aussi important que l'action la plus importante d'un film conventionnel. C'est peut-être difficile de montrer aux élèves qu'il y a dans un plan ou dans un film une petite chose comme ça qui est plus importante que des grandes idées ou des grandes actions ou des grands dialogues. Ce plan je l'aime pour ça ! Mais c'est dur de justifier un film sur des petits détails.

Quelqu'un : Peut être que c'est plus difficile à justifier mais en tout cas, du moment où on sait et on se dit qu'il ne se passera rien, alors on est cent fois, mille fois plus sensible a l'extrême petit geste, aux petits moments, à tout instant du film.

Albert Serra : On m’a suggéré de couper les premières minutes, au prétexte qu’elles ne servent à rien et sont trop dures pour le spectateur. Mais il faut habiter d’emblée le spectateur au rythme du film, afin qu’il trouve la suite facile. Ensuite il dispose du temps du film pour voir le temps de la nature, du 17e siècle. Personne ne l'a trouvé ennuyeux. Peut-être que ces quinze premières minutes très dures sont nécessaires pour obtenir la concentration et l'attention du spectateur.

Quelqu'un : Pour revenir à ce que vous avez dit tout à l'heure quand vous commentiez l’extrait, je me demande si ce n'est pas en collège que le regard serait le plus réceptif. Il y a moyen de travailler par exemple sur les écarts par rapport à ce qui se fait dans le cinéma traditionnel et les choix que vous avez faits sur le blanc, sur l'herbe, sur les premiers plans, sur la lenteur. Je crois effectivement des élèves de collège peuvent être réceptifs à ça.

Albert Serra : C'est parce que c'est un point de vue très ouvert. C'est comme un espion qui surveille le personnage. Au début, c'est très ouvert, on peut y voir ce qu'on veut. Vers la fin, ça change un peu, car le récit prend une part plus importante. Mais à la toute fin, le récit disparaît encore une fois, la confusion est absolue. Cela dit, cette ambiguïté est intéressante depuis le début. Le point de vue change, même si la construction ne change pas.

Cyril Neyrat : Est ce que le film est difficile ou pas ? Il ne faut pas se raconter d'histoire, le film ne correspond pas à des standard narratifs traditionnels.

Mais d'une part, c'est un film passionnant pour parler de la pratique, comment aujourd'hui il se fabrique des films de manière beaucoup plus simple, compréhensible et sensible pour le spectateur, comment la fabrication d’un film se voit aussi à l'écran. Il y a une plus grande proximité entre ce que c'est que faire du cinéma aujourd'hui et ce que l'on voit, ce que l'on éprouve à l'écran. C'est très précieux et ça, tout le monde peut le comprendre. C'est facile à expliquer. C'est facile a montrer. Ça peut notamment à aider a désacraliser le cinéma d'auteur. C'est sûr que sur un mono écran dans une ville de quinze mille habitants, en Bretagne, en sortie nationale, c'est difficile de le programmer en lui donnant toutes les séances. Mais peut-être faut-il simplement prévenir le public qu'on n'a pas affaire à du cinéma narratif, que les attentes habituelles ne seront peut être pas satisfaites et qu’il s’agit d’y trouver autre chose.

D'autre part, c'est un film qui peut donner lieu à de très belles soirées et séances d'analyse et je pense que ça peut enlever beaucoup de complexes aux gens que d'être confrontés à ce genre de films aujourd'hui. Car, malgré sa difficulté, ce film a une espèce d'immédiateté. Je comprends très bien les peurs qu'on peut avoir en tant qu’exploitant, mais je pense qu'elles ne sont pas légitimes pour ce film-là particulièrement. Effectivement il est lent, il a un rythme spécifique mais au niveau des émotions il est extrêmement simple, élémentaire, direct. On a des personnages simples. C'est l'un des plus beaux films qu’on ait vus sur l'amitié entre deux personnes. Il n’est pas besoin d'avoir une culture démentielle pour pouvoir le décrypter. Même si on peut y trouver beaucoup de culture, ce n'est absolument pas indispensable. Le film est dans une très grande proximité émotionnelle. Je n'ai pas le sentiment que le film soit si compliqué.

Catherine Bailhache : Je surenchéris. Je ne trouve pas du tout que le film soit difficile ! Quand je l’ai vu, je n'étais pas prévenue, je ne savais même pas que c'était Don Quichotte, parce que j’ai eu la chance de le voir à Cannes, lieu où je ne me renseigne jamais sur aucun film ; je vais à la Quinzaine des réalisateurs, du moins j’y retourne depuis trois ans, parce que je vois tout ce que la Quinzaine nous propose. Ce n'est qu’en observant ce vieux bonhomme interpeller l’autre à plusieurs reprises : « Sancho, ceci. », « Sancho, cela. » et qu’en devinant sa tête, son allure, parce qu’en plus il fait très sombre, que je me suis dit tout à coup : « Bon Dieu de bois, mais c’est Don Quichotte ! »

Donc je ne savais pas s'il y avait un récit ou pas. C'est ça le jeu aussi, notre propre ambiguïté est en marche au même moment, c’est un des intérêts du film. Moi-même je me sens ambiguë par rapport à ce film, en permanence. Un même plan, dès la première vision, va dégager plusieurs possibilités. Tout de suite je m'aperçois que je suis dans ce jeu-là. A la fois je cherche du récit, j'en trouve, je n'en trouve pas, ce n'est pas grave. La deuxième fois, quand je revois le film, ça recommence et ce ne sont pas les mêmes hypothèses de récit ou de non-récit qui me traversent l’esprit. Moi, ça me convient tout à fait ! C’est comme un jeu interactif .

Je pense donc que le film n'est pas du tout difficile. Ce qui est parfaitement difficile c'est au contraire le fait que de nos jours, tout un tas de gens, en voyant ce film (c’est valable pour d’autres cas, malheureusement), s'autorisent à penser que quelque chose là-dedans, qui fonctionne pour eux, ne va cependant pas fonctionner pour d'autres, c'est ça la barrière principale !

Je crois que le film n’est pas si compliqué à montrer si on se situe du point de vue de l’œuvre elle-même.

Cela dit, on le sait, on a des problèmes pragmatiques, c'est une autre question. Beaucoup de films sortent et se bousculent avec un nombre pharamineux de copies, pas de place pour celui-là.

On va se heurter de plus à d’autres barrières, par exemple, il y en aura chez les spectateurs… Par exemple, la lenteur d’une manière générale est devenue en soi une barrière, pour les films comme pour tout le reste.

Reste que nous avons déjà beaucoup montré ce film, à des exploitants ou à des enseignants : chaque fois, quand enfin des gens sont réunis pour voir ce film et bien, déjà, ils restent dans la salle (à part quelques-uns, mais le nombre de départs n’est pas significatif, contrairement à ce qu’avaient pu faire craindre les séances de Cannes qui se vidaient au fur et à mesure du déroulement de la projection). Surtout, au fond, ils sont contents d'avoir vu le film. Il y a bien sûr des gens qui disent qu'ils se sont ennuyés, qu'il n'y avait pas d'histoire... Mais dès qu'on parle un peu avec eux, très vite ils en conviennent, ils ont quand même remarqué tous les aspects qui en font l’intérêt, ils ont tout senti. Toutes les conversations que j'ai eues avec des gens qui n'ont pas aimé se terminent toujours par « Ah ! Il faudrait peut-être que je le revoie, c'est vrai qu'il y a tout ça dans ce que tu dis, c'est vrai que je l'ai perçu, c'est intéressant quand même. » ou par « Non, mais en fait je ne me suis pas ennuyé(e), c’est juste que c’est très lent ! » Comme quoi, on est tous capables de ressentir tout cela. Je ne vois donc pas pourquoi les élèves ou le public (pour moi c'est pareil) ne seraient pas aussi sensibles que nous-mêmes. Ça me paraît curieux, voire suspect, de dire qu'il y aurait une barrière supplémentaire à ce niveau-là.

Retour à la critique : la question du goût

Arnaud Vigneron : C'est vrai que ça me pose plein de questions.
La première question : « Quel est le rôle de la critique et sa place aujourd'hui par rapport aux espaces de diffusion ? » (ce qui a été évoqué au début de la discussion).
La deuxième question : « Que représente l'espace de la salle de cinéma ? » Est-ce un lieu de diffusion uniquement ? Ou bien un lieu de découverte, un lieu de parcours, un lieu d'aventure ? Il y a un rapport au temps. Est-ce que l'œuvre est jetable ? Est-ce qu'on se laisse le temps de la découverte ? Et un dernier point de vue, peut être plus militant, c'est que je me refuse à me poser le genre de question suivant : « Est-ce que ce film peut ou non être montré ? » Pour moi, la question ne se pose même pas, c'est une question de diversité des propositions et quand bien même je ne l'aimerais pas, ce film doit être vu. J'entends la réticence que peuvent avoir les salles, mais il faut d’abord supprimer l'autocensure, c'est le premier travail à faire. Une autre question serait : "Comment rapprocher la critique ou l'analyse cinématographique du grand public".

Emmanuel Burdeau : J'aime beaucoup ce que vous dites. Thierry disait tout à l'heure, parlant de la commission d’aide à la distribution, que certains de ses membres ont évoqué le goût, justifiant leur refus d’une aide au motif qu'ils n'aimaient pas le film…

J'ai de plus en plus de mal a répondre aux sollicitations qui voudraient faire du critique quelqu'un qui dit avant tout « J'aime, je n'aime pas ». Il y a des films qu'on a envie de rendre disponibles. Dans ce cas, la question de ce qu'on appelle le goût ne se pose pas en premier lieu.
Je ne suis pas sûr que Les cahiers le fassent bien. L'époque ne s'y prête pas du tout. Je pense par exemple au Masque et la plume : à chaque fois, j'essaie de dire que ce n’est pas l’essentiel, aimer ou ne pas aimer un film. On va en parler, c’est plus important. Non, on me fait comprendre : « Tu n'es pas là pour ça. »

Comment trouver un timbre critique ajusté aux films ?

Emmanuel Burdeau : Je voulais également parler d'une inquiétude, Thierry ironisait à juste titre sur la catégorie « film de festival ». Une crainte, c'est de voir que la recommandation critique finit par créer de la défiance. Je le sais comme lecteur. J’y pense quand j'écris ou comme rédacteur en chef. Un film qui a eu beaucoup de prix dans les festivals, qui plus est accompagné par une très bonne rumeur critique… eh bien cela met parfois en garde le public, paradoxalement.

L'exemple d'A l'ouest des rails de Wang Bing est passionnant de ce côté-là, car c'est un film qui est venu très doucement. Il a mis deux ans à venir de Chine, il est passé par Lisbonne, Marseille… Des articles ont paru avant. On ne pensait pas qu’il sortirait (9 heures…), on n’a donc pas attendu pour en dire du bien. Tout cela a permis qu’il arrive à maturité.

Catherine Bailhache : Oui, justement ! Parlons-en. Je me souviens, concernant le Wang Bing, quand vous avez fait paraître ces deux articles dans Les cahiers du cinéma sur A l’ouest des rails, l'un de vous-même, l'autre d’Alain Bergala pas très longtemps après, on a eu une réunion, vous vous souvenez, une réunion qui n’avait pas à voir avec ce film, mais quelqu’un l’a évoqué, on ne savait toujours pas à quelle date il allait sortir. On a commencé, tous, à parler de ce film et vous vous êtes tourné vers moi, en me demandant comment on pouvait faire pour que ce film existe dans l’esprit du public...

Mais la réponse, Emmanuel, vous la connaissez ! Vous la connaissiez déjà, vous venez de le redire : il faut du temps.

Et un déclic. Nous, par exemple, avons contribué ici avec Lycéens et apprentis au cinéma à le faire exister d’abord dans l’esprit d’exploitants (pas tous…) et d’enseignants. Et ainsi de suite. Mais d’abord, il a fallu qu’il existe dans ma propre tête. Or, je l’ai découvert comment ? Qu’est-ce qui m’a fait comprendre qu’il existait, qu’il fallait que je le voie ? Vous ! et Alain Bergala ! Et je ne suis pas la seule (peut-être même par le distributeur lui-même est-il dans ce cas) ! Pour Honor de cavalleria, je le pose vraiment comme ça, vous allez en parler quand ? Au moment de la sortie ou avant ?

Emmanuel Burdeau : Oui, c'est vrai ... il n'est pas prévu de parler du film avant sa sortie. On l'a fait dans le numéro de janvier avec l'entretien de Costa pour une raison simple : jusqu’à la veille du bouclage on a cru qu'En avant jeunesse sortirait. On a publié l’entretien ; la critique, elle, est écrite, elle est dans un tiroir.

Non pas que la critique ait fonction d'éclaireur ou soit en avance sur tout. Simplement : quand on fait partie d'une commission la question du goût ne doit pas entrer en ligne de compte. Il faut plutôt se poser la question de savoir s'il y a là un projet, une œuvre, Thierry disait : une recherche. Honor de cavalleria va avoir, sauf quelques exceptions, une très bonne réception critique. Il est déjà porté par la critique. A Cannes, Lefort l'a vu un peu tard et a écrit un très beau texte dans Libération. Le film n'est pas en manque par rapport à ça.

Hélas la très bonne réception critique ne garantit rien. Si je lis un article qui joue tout le philharmonique pour un premier film avec une toute petite économie, avec très peu d'acteurs, un sujet majeur traité en mineur, je n'y vais pas.

C’est la question de l’ajustement du volume critique. Très important. Comment trouver ou retrouver un timbre critique qui ne soit pas mésajusté par rapport à ce que sont les films ? C’est très difficile parce que la critique a enregistré le fait que le cinéma d'auteur était en difficulté et a adapté sa rhétorique par rapport à cette situation d'urgence.

La critique en situation de devoir compenser un manque de visibilité dans les salles

Thierry Lounas : Aujourd'hui, les critiques sont en situation de devoir compenser le manque de visibilité, de durée d'exposition des films.

Quand on parle du Wang Bing, c'est intéressant.

Aujourd’hui, au lieu que le film reste un an à l'écran, il faudrait en parler un an à l'avance pour que, les quinze jours où il est là, tout le monde se précipite ! La vraie sortie est extrêmement limitée, c'est ça le problème. C'est pour ça que pour le film d'Albert je dis qu'on n’est pas pressés. On va en parler, on va en reparler, si quelqu'un veut le passer dans six mois, ce sera possible, on sera toujours là ... et c'est là où les gens doivent être fidèles et c'est aussi le sujet du film... est ce qu'on a envie de suivre le Quichotte ou pas ?

Pourquoi montrerais-tu le film finalement ? Et pourquoi pas organiser une rencontre ? Et c'est vrai que dans six mois, on peut très bien présenter une nouvelle discussion, remontrer le film. Parce qu'on parlait de l'intérêt du film, il est très simple au-delà du Quichotte : il raconte une histoire d'amour qui ressemble à toutes les histoires d'amour. C'est un espèce de couple un peu vieillissant avec l'un vieux, un peu mythomane, autoritaire et insupportable et l'autre qui décide de continuer à être fidèle, à le suivre et à l'accompagner jusqu'au bout. Ce couple qui est là complètement isolé et presque désocialisé, je trouve que c'est une très belle histoire qui rejoint plein d'autres histoires d'amour.

Par rapport à tout cela, le rôle critique devient de plus en plus compliqué, quand on disait tout à l'heure qu'on est partis de la critique pour sortir le film, on est complètement à l'envers.

C'est vrai que l'offre de films ou de copies est globalement bien trop importante. On va se poser la question à Premiers Plans dans une semaine (Thierry fait allusion au colloque qui s'est la semaine suivante dans le cadre du festival) de savoir s'il y a trop de films produits, s'il y a trop de films montrés ?

Mais c'est vrai qu’aujourd’hui, l'idée de rater un film n'est plus un problème pour personne. On rate cent, deux cents films tous les ans. Alors rater Honor de Cavalleria ou un autre, finalement, on rate toujours plein de beaux films…

Donc oui, il faudrait en parler très longtemps à l'avance pour que celui qui rate le film soit forcément au courant et que s'il le rate c'est qu'il n’y en avait qu'un. C’est grave. Le problème de la critique aujourd'hui c'est le problème de la désignation des œuvres, ce n'est plus le problème des œuvres, il y en a plein. Mais c'est comment désigner dans un monde où il y a du DVD, de la VOD...

Critique et exploitation, même problème : comment désigner les films de façon efficace ?

Catherine Bailhache : Pour moi, la critique et l'exploitation ont le même problème : ne plus savoir très bien comment désigner les films, je veux dire d’une façon efficace, ou efficiente (je n’aime pas tellement le mot efficace)

Albert Serra parlait tout à l'heure de la chance de la France par rapport à d'autres pays, et c’est vrai : l'exploitation avec les salles d'Art et d'essai, les salles de Recherche, vient de vivre ces trente dernières années quelque chose d'assez exceptionnel. Elle a su désigner à une époque, et même très bien ! Tout à coup, elle est dépassée, prise dans sa propre crise vis-à-vis du marché, vis-à-vis du rouleau compresseur des médias, et elle ne sait plus le faire. Pratiquement toutes les salles sont entrées dans la spirale, montrer des films à tour de bras et, au fond, elles ne désignent pratiquement plus rien.

Cyril Neyrat : Ces questions sont effectivement essentielles : à quoi sert une salle de cinéma aujourd'hui et comment est-ce qu'on peut imaginer redéfinir à ce que doivent représenter ces lieux-là ? C'est ce que dit Thierry à l'instant. Aujourd'hui avec la VOD, le DVD, tous les moyens de consommer du cinéma, on n'a plus besoin des salles pour voir des films !

Il y a toute une réflexion actuellement sur l'amémagement du classement de l'Art et essai, il est évident que les salles qui ont vocation à montrer ce genre de films, vont devoir évoluer, vont devoir trouver une autre temporalité, aménager dans leur temps un autre temps dominant pour accueillir les films différemment, pour permettre à une pensée de se déployer. C'est sûr que la situation actuelle des salles Art et essai ne sera pas tenable très longtemps. Notamment la condition des mono-écrans. Ça passera par l'invention de nouveaux rapport entre les salles, les critiques, les distributeurs. Il y a des relations à inventer pour permettre à ce cinéma d'exister. Je ne suis pas pessimiste, mais ...

La seule place de la critique, c'est de faire de la bonne critique

Albert Serra : Pour revenir à la question de la place de la critique, je vous prie de m’en excuser, mais je suis contre toutes ces opinions. Je pense que le rôle de la critique, c’est d’être bien faite. Peut-être que je parle contre moi. Mais c’est pour cette raison que j'aime Les cahiers du cinéma et que je n'aime pas Positif ou Télérama, parce que dans les Cahiers il n'y a pas de jugement de valeur sur le film, mais un travail créatif de critique dans lequel le film est seulement un point de départ pour faire une œuvre d'art. Pour les grands critiques, le film est seulement un point de départ. Et ça n’a aucune importance qu’ils veuillent aider certains films, qu’ils aient aimé ou non certains films. Beaucoup de grands critiques ont fait des critiques créatives, artistiques. Ce n’est pas obligatoire de défendre les bons films.

Thierry Lounas : Je vois que tu n'as pas trop envie d'accompagner ton film en salles, tu veux rester dans ta ville !! Tu as fait un film pour dire qu'il faut être idéaliste (là tu le fais très bien aujourd'hui)… mais il y a aussi Sancho, il faut être pragmatique, tu ne peux pas le nier quand même !

C’est vrai qu’ici, tu te mets dans une session critique qui est celle des années 50, c'est-à-dire à un moment où le cinéma est populaire, où les œuvres n'ont pas besoin de la critique pour être vues. A l’époque, il y a un besoin énorme de films, d'images etc... si bien que le critique n'a qu'à commenter ou a prendre ici et là ce qui lui plaît ou pas.

Le problème aujourd'hui c'est qu'il doit aller chercher de quels films il va parler, il y a énormément de films. Tu ne peux pas faire abstraction du fait que, dans la difficulté dans laquelle nous sommes tous, nous avons tous à faire un peu plus que nôtre travail. Hier je citais un critique qui disait « Un film existe, je l'ai rencontré » c'est pour ça je n'étais pas d'accord avec ce que tu disais au début. Pour qu'un film existe, on est obligé d'organiser une rencontre, c'est-à-dire il faut au moins qu'il y ait un spectateur et aujourd'hui ce spectateur est problématique.

Albert Serra : Je suis d'accord. Le problème, c'est que dans les années 50, les films populaires, les films de Douglas Sirk, les films commerciaux étaient de bons films. Les films de Godard sont tous sortis, ils ont eu un succès public, beaucoup de jeunes les ont vus. Même chose pour la musique. La musique commerciale d'aujourd'hui c'est de la merde, alors que dans les années 60, la musique commerciale, comme Petula Clark, c'était de la bonne musique, c'est vrai qu'il y a une différence. C'est vrai qu'aujourd'hui on a besoin d'une certaine aide de la critique, c'est un vrai problème.

Ce sont toujours les gens stupides qui croient qu'il faut beaucoup de spectateurs

Thierry Lounas : Juste une petite anecdote qu'on n’a pas racontée, c'est que ce film c'est une prise d'otage ! Ce film-là, on l’a tourné en catalan, alors que le héros est castillan, donc c'est du vol ! Le distributeur espagnol a voulu le doubler en castillan et Albert a refusé. Quand on connaît la situation espagnole, c'est suicidaire de sa part : du coup, il réalise beaucoup moins d'entrées qu'il aurait pu en faire. Mais ce choix, c'est pour dire que la vraie langue de Don Quichotte, c'est le catalan, c'est la sienne et ça fait partie de la beauté du film.

Albert Serra : Oui, c'est toujours la même chose. Ce sont les gens stupides qui croient qu'il faut beaucoup de spectateurs. La télévision a acheté mon film ; on m'a envoyé une lettre en me disant que ce n'était pas possible, qu'on ne pouvait pas montrer le film à la télévision, car il est trop obscur. J'ai dû renvoyer une lettre pour leur dire que cette obscurité est une décision artistique. Ça signifie que la télévision a une très grande influence. Dans Les cahiers du cinéma, j'ai lu un article très intéressant qui disait que la télévision participait actuellemet au financement de tous les films. Cela a pour conséquence une standardisation de la qualité : il ne peut pas y avoir de plans obscurs, il faut un récit, etc. Il y aura de plus en plus de censure artistique parce que c'est la télévision qui paie et que son langage est standardisé et simplifié à l’extrême.

Alors que je crois qu’arriver à faire un film représente une vraie conquête, aujourd'hui. Pour que le postérité parle de lui.

Cyril Neyrat : Si on ne défend pas le cinéma, si on permet pas aux films d'être vus, si on ne participe pas à un travail, qui fait qu' existe un public sensible et intéressé par un certain type d'exigences artistiques, tout ça va disparaître. On sait bien que c'est ça qui est en jeu. L'enjeu c'est le goût pour la singularité, c'est l'existence même d'un intérêt pour la singularité et si aujourd'hui on ne défend pas ça, il n'y aura pas de postérité. Il y aura plus de public...

Albert Serra : Nous sommes presque à la fin du monde audiovisuel.

Cyril Neyrat : On est à la fin de quelque chose mais on peut être aussi au début d'autre chose, à condition de ne pas rester crispé et chacun a sa place.

Le raisonnement de l‘action
Honor de Cavalleria

Saison I • épisode 1

20 janvier 2007 à Angers
au cinéma Les 400 coups
et au Centre de Congrès,
dans le cadre du festival Premiers Plans