Honor de Cavalleria / Témoin, plus que spectateur

Christophe Caudéran : C'est vrai que le film est assez peu narratif. C'est souvent perçu comme ennuyeux un film peu narratif, or là ce n'est pas le cas. Et moi, ce qui m'a surpris, c'est d'avoir l'impression d'être plutôt témoin que spectateur devant le film. Je ne suis pas un simple spectateur qui reste en dehors de ce qui se passe et où il se passe peut-être peu de choses, mais au contraire je suis témoin, comme happé par le film et les personnages, ce qui fait que je n'ai plus aucune raison de m'ennuyer puisque je vis les choses avec eux et que je prends plaisir à ce temps qui passe, avec la proximité des personnages qui sont infiniment touchants. C'est une expérience assez rare d'avoir un tel sentiment de proximité, on a l'impression d'être soi-même caché dans les herbes, allongé, et d'avoir ce regard direct sur les personnages.

Albert Serra : Je crois que c'est parce qu’il n'y a rien de souligné. On peut choisir quelque chose qui vient de l'histoire, de l'image, de l'esthétique du film. On peut choisir. On peut sentir cette proximité car on est libre de choisir ce qu’on veut dans le film, dans l'image. On peut penser ce qu’on voit, voir et sentir. Je crois que c'est la caractéristique la plus moderne de ce film. C'est un film ouvert où on peut tout choisir, y compris la signification.

Emmanuel Burdeau : C'est vrai qu'il n'y a rien de souligné. On est plus témoin que spectateur. C’est l’effet de certaines opérations. Témoin ? J'y entends une chose : le film a beaucoup recours à l'interpellation. Don Quichotte n'arrête pas d'appeler Sancho, de l'appeler vraiment. Tous n'arrêtent pas, également, d'en appeler à ce qui va suivre, ou peut suivre. Et puis y a les adresses au ciel, à Dieu, à la nature, aux scélérats, à la Chevalerie, à l'Âge d’or. Le film a une dimension « vocative ». Interpellations, adresses, interjections… Ce n'est que ce matin que je me suis aperçu que le premier geste de don Quichotte, c'est de tendre le bras pour voir si ça va, s’il peut encore le lever. Ce geste, à la fois malédiction et bénédiction, va scander le film.

Quant au récit, le film est quand même tiré d'un texte littéraire, pas n'importe lequel des textes ni n'importe lequel des récits. On sait que Don Quichotte décide de devenir Don Quichotte parce qu'il a lu des récits de Chevalerie. Ça revient sans cesse dans le livre. Il est sans cesse martelé qu'il se met en route parce qu'il a lu des récits de Chevalerie : il est enivré de ça, ça l’a rendu fou.

Il y a deux éléments qui ont disparu du film. C'est l'insistance sur le fait qu'il a lu ces récits. C'est en tout cas plus épars, plus rare surtout. Le deuxième élément, c'est que Cervantès passe son temps (c’est presque gênant à la lecture) à se moquer ouvertement de Don Quichotte, à dire à quel point il est un vieux fou ridicule, irascible sans aucune raison. Au début il va chez un aubergiste à qui il demande de le sacrer chevalier, il confond trois prostituées avec des gentes dames, etc. Non seulement la situation est parlante, mais Cervantès ne cesse d'en rajouter.

Ceci, non pas pour faire une note comparatiste entre le film et le livre, mais pour voir ce qu'apporte le cinéma. Disparition de l'écrivain qui passe son temps à accabler son personnage. L'appel sert aussi à ça. Le film – grâce à la fameuse objectivité de la caméra – est construit de telle manière qu'on hésite sans cesse : va-t-on voir ce que le Quichotte appelle de ses vœux, de sa colère ou simplement de son regard ? Cette ambiguïté n’a pas besoin d’être soulignée, en effet : elle fait partie du cinéma.

Il y a enfin tout un aspect rythmique. Ce qui est appelé ne vient pas. Tout est en faux rythme et ce faux rythme est une manière de désigner la folie du personnage. Mais c'est aussi une manière de diminuer cette folie.

Le raisonnement de l‘action
Honor de Cavalleria

Saison I • épisode 1

20 janvier 2007 à Angers
au cinéma Les 400 coups
et au Centre de Congrès,
dans le cadre du festival Premiers Plans