Programmer Honor de Cavalleria en public et/ou à des élèves

Catherine Bailhache : La question que je poserais volontiers à tout le monde ici, c'est imagineriez-vous montrer ce film à des spectateurs dans les salles, soit parce que vous êtes directement exploitant soit parce que vous organisez des séances dans des salles de cinéma régulièrement ? A ceux d’entre vous qui êtes enseignants, j’adresse à peu près la même question : vous voyez vous le montrer à des lycéens ? Peut-être pas à des collégiens mais au moins à des lycéens ?

Lise Couedy-Gruet : Par rapport aux lycéens je dirais volontiers : « Pourquoi pas ? » Tu me disais ce matin qu’il te semblait que si on les plaçait frontalement face au film, la plupart des élèves accrocheraient d’emblée. Peut-être, je ne dis pas non. En tout cas, je suis persuadée qu'avec un travail en amont, c'est possible. Notamment par le fait que ce soit tourné en numérique et que ça leur dit quelque chose je crois, ça leur parle. Je pense qu'on peut prendre le risque par rapport à ça.

Paradoxalement, dans ma situation actuelle (je fais partie d’une association à Saumur qui programme des films art et essai en séances publiques au cinéma le Palace) je serais plus prudente parce qu'on vient juste de la créer, cette association, on commence tout juste, ça fait deux mois. On ne connaît pas bien notre public.

Pourquoi pas... mais il faudrait que ce soit une séance exceptionnelle, où on expliquerait les choses. On ne sait pas trop qui vient, qui ne vient pas. Donc, je crois que je serais prête à prendre plus de risques avec les lycéens qu'avec un public... Saumur c'est une petite ville, pour l'instant ça réagit bien, mais il faut qu'on prenne des précautions. On s’est déjà entendu dire qu'il ne fallait pas du cinéma trop hermétique, trop élitiste, notamment de la part de l'exploitant qui nous prête la salle. Donc je serais plus prudente qu'avec une classe de lycéens, c'est un peu paradoxal...

Catherine Bailhache : A part le fait de partir de la familiarité des lycéens avec le cinéma numérique, qu'est ce que cela signifie pour toi le fait de préparer les lycéens ? Par exemple, c'est travailler à partir de Cervantès ou pas du tout ?

Lise Couedy-Gruet : Oui sans doute on ferait référence à Cervantès, mais ce n'est pas ça l'intérêt principal. Pour moi, c'est travailler sur le rythme du film avant tout. Je crois qu'il faut peut-être leur montrer le tout début et puis travailler avec eux les premières séquences sans qu'ils aient vu le film. C'est les avertir qu'il y a un temps du film auquel ils ne sont pas habitués parce qu'ils regardent pas du tout ça. Travailler avec eux sur une séquence sans qu'ils aient vu le film, je pense que c'est une bonne façon. On l'a déjà fait pour certains films plus difficiles et ensuite il me semble qu'ils rentrent dedans plus facilement qu'un public adulte. Mais ce n'est pas du tout dire : « C'est une adaptation ». On y vient après, forcément. Mais il ne faut pas commencer par ça, sinon on ne sort jamais du cinéma comme prétexte à illustrer les adaptations littéraires.

Quelqu'un dans la salle : Avec des élèves d'histoire des arts, je ferai volontiers quelque chose en amont sur la peinture, la lumière, les personnages, il y a des choses qui rappellent de grands peintres de façon évidente. Avec cette préparation-là, ça leur permettrait peut être de rentrer dans le film.

Albert Serra : C'est intéressant par rapport au livre. J'en ai gardé les deux sujets principaux. Le premier, nous en avons parlé, c'est la confusion mentale de Don Quichotte. Le second, c’est l'amitié entre Don Quichotte et Sancho, deux personnages opposés. L'un idéaliste et l'autre réaliste. J'ai gardé ces deux sujets du livre, mais toujours par des moyens visuels. Par exemple, nous savons que Don Quichotte est idéaliste car il regarde tout le temps le ciel, il est illuminé. Sancho est réaliste parce qu’il regarde la terre. Il n'y a quasiment pas de dialogues pour identifier l’idéalisme de l’un et le réalisme de l’autre. À la fin les deux personnages se mélangent et on ne sait plus qui est le réaliste et l'idéaliste. Le film montre tout cela visuellement pour créer une sensation chez le spectateur.

Philippe Améra : En sortant de la projection, je ne me voyais pas le programmer. Après la discussion qu'on a eue, j'ai beaucoup apprécié la matière qui en ressort. Il y aurait une frustration à ne pas faire profiter notre public de tout ça.

Je me retrouve clairement face à un problème que je connais bien : comment parvenir à capter un public adulte et lui faire prendre conscience de la qualité du film et de tout ce qu'il peut y avoir autour.

Un accompagnement avec des scolaires me semble plus facile étant donné qu’ils sont « captifs », préparés en classe à voir le film. Je le verrais très bien montré dans le cadre d’une leçon de cinéma. C'est quelque chose qu'on aimerait faire depuis longtemps. Je ne sais pas si commencer avec Honor de Cavalleria serait le plus simple mais...

On revient à des aspects de programmation évoqués déjà avec l’ACOR et le distributeur, ce serait très ponctuel. On a déjà du mal à programmer tout ce que l'actualité nous déverse chaque semaine. On est frustré de toute façon. Là ce pourrait être une soirée exceptionnelle. On pourrait faire venir un critique, par exemple... on arrive à faire des choses surprenantes. Par le passé on a eu parfois de très grandes surprises.

Une personne dans la salle (exploitante) : Ça m'intéresse de le programmer. Les décisions se prennent au sein de notre association, donc il faut que je le propose aux adhérents. Nous avons affaire à un public fidélisé qui s'intéresse à des sujets très déterminés. Mais on peut proposer autre chose, je pense qu'il faut faire confiance à ceux qui ont envie de faire autre chose. Avec les lycéens, je ne sais pas, je ne suis pas sûre.

Isabelle Savignol : Pour répondre à ta question sur la préparation, je crois que la première des préparations c'est de renoncer à toutes nos attentes habituelles. Parce que, plus ou moins consciemment, on est dans l'attente d'une histoire, d'événements. On n’apprécie vraiment le film que lorsqu'on sait qu'on ne va pas attendre qu'il se passe quelque chose de conventionnel. Là, on regarde autrement et on entend. Et c'est tout à fait autre chose. Préparer les élèves à ça. Peut être même leur dire ce qui va se passer, quand ça va se passer, pour qu'il n'y ait pas de surprise, qu'ils sachent qu'ils seront dans ce décalage, dans cette confusion. Et que le charme du film va commencer ailleurs, car on n'est pas du tout habitué. Même nous, on a été surpris aussi.

Albert Serra : Pour les élèves, ou pour des personnes non cultivées, ce film présente un handicap très important, en raison de sa « gratuité ». On a l'habitude de voir des tableaux abstraits, on a lu des livres très expérimentaux, mais le grand public n'a jamais accepté des films sans signification, gratuits, qui tendent vers l'abstraction. C'est très difficile à accepter pour le public conventionnel, peut-être aussi pour les élèves. L'influence de la télévision est très mauvaise. La télévision donne des récits tout le temps. Pour être engagé à la télévision il faut du récit...

Emmanuel Burdeau : Je connais mal les situations en classe, mais j’imagine que ça peut ne pas très bien se passer : c'est quand même l'adaptation d'un texte écrasant. C'est un film que les spectateurs lycéens (ou pas) vont sans doute ressentir comme lent, avec en tête l’image d’un cinéma européen difficile. Idéalement, on devrait pourtant gagner sur les deux tableaux. C'est important ce qu'a dit Albert sur l'amitié : c’est un film extrêmement accueillant. On le disait tout à l'heure, on est plus témoin que spectateur. Ce film a une grande douceur, il n'est pas dénué de séduction. Il y a un autre aspect capital, notamment dans le cinéma qu'on appelle moderne : quand on entend Albert, on s'aperçoit que c'est un film qui doit permettre auprès des lycéens de désacraliser le cinéma, la fabrication du cinéma. Le risque étant que cette désacralisation vire à la dérision. Si on explique qu'on laisse tourner longtemps, qu'on ne donne pas d’indications qu'il faudrait, qu'on accepte les ratés, etc., les élèves peuvent penser qu’après tout le cinéma ce n'est pas grand chose. Mais ça pourrait être aussi l'inverse. Il faudrait qu'Albert fasse la tournée partout. Parce qu'on entend chez lui beaucoup de joie, beaucoup de plaisir, des choses à mille lieux de l'austérité qu'on peut prêter à ce genre de cinéma.

Albert Serra : Peut être qu'un élève attend des actions, du récit… mais ici il n'y a pas de récit. Pour moi, ce qui compte dans tel plan, c'est ce geste de Sancho, pour moi c'est aussi important que l'action la plus importante d'un film conventionnel. C'est peut-être difficile de montrer aux élèves qu'il y a dans un plan ou dans un film une petite chose comme ça qui est plus importante que des grandes idées ou des grandes actions ou des grands dialogues. Ce plan je l'aime pour ça ! Mais c'est dur de justifier un film sur des petits détails.

Quelqu'un : Peut être que c'est plus difficile à justifier mais en tout cas, du moment où on sait et on se dit qu'il ne se passera rien, alors on est cent fois, mille fois plus sensible a l'extrême petit geste, aux petits moments, à tout instant du film.

Albert Serra : On m’a suggéré de couper les premières minutes, au prétexte qu’elles ne servent à rien et sont trop dures pour le spectateur. Mais il faut habiter d’emblée le spectateur au rythme du film, afin qu’il trouve la suite facile. Ensuite il dispose du temps du film pour voir le temps de la nature, du 17e siècle. Personne ne l'a trouvé ennuyeux. Peut-être que ces quinze premières minutes très dures sont nécessaires pour obtenir la concentration et l'attention du spectateur.

Quelqu'un : Pour revenir à ce que vous avez dit tout à l'heure quand vous commentiez l’extrait, je me demande si ce n'est pas en collège que le regard serait le plus réceptif. Il y a moyen de travailler par exemple sur les écarts par rapport à ce qui se fait dans le cinéma traditionnel et les choix que vous avez faits sur le blanc, sur l'herbe, sur les premiers plans, sur la lenteur. Je crois effectivement des élèves de collège peuvent être réceptifs à ça.

Albert Serra : C'est parce que c'est un point de vue très ouvert. C'est comme un espion qui surveille le personnage. Au début, c'est très ouvert, on peut y voir ce qu'on veut. Vers la fin, ça change un peu, car le récit prend une part plus importante. Mais à la toute fin, le récit disparaît encore une fois, la confusion est absolue. Cela dit, cette ambiguïté est intéressante depuis le début. Le point de vue change, même si la construction ne change pas.

Cyril Neyrat : Est ce que le film est difficile ou pas ? Il ne faut pas se raconter d'histoire, le film ne correspond pas à des standard narratifs traditionnels.

Mais d'une part, c'est un film passionnant pour parler de la pratique, comment aujourd'hui il se fabrique des films de manière beaucoup plus simple, compréhensible et sensible pour le spectateur, comment la fabrication d’un film se voit aussi à l'écran. Il y a une plus grande proximité entre ce que c'est que faire du cinéma aujourd'hui et ce que l'on voit, ce que l'on éprouve à l'écran. C'est très précieux et ça, tout le monde peut le comprendre. C'est facile à expliquer. C'est facile a montrer. Ça peut notamment à aider a désacraliser le cinéma d'auteur. C'est sûr que sur un mono écran dans une ville de quinze mille habitants, en Bretagne, en sortie nationale, c'est difficile de le programmer en lui donnant toutes les séances. Mais peut-être faut-il simplement prévenir le public qu'on n'a pas affaire à du cinéma narratif, que les attentes habituelles ne seront peut être pas satisfaites et qu’il s’agit d’y trouver autre chose.

D'autre part, c'est un film qui peut donner lieu à de très belles soirées et séances d'analyse et je pense que ça peut enlever beaucoup de complexes aux gens que d'être confrontés à ce genre de films aujourd'hui. Car, malgré sa difficulté, ce film a une espèce d'immédiateté. Je comprends très bien les peurs qu'on peut avoir en tant qu’exploitant, mais je pense qu'elles ne sont pas légitimes pour ce film-là particulièrement. Effectivement il est lent, il a un rythme spécifique mais au niveau des émotions il est extrêmement simple, élémentaire, direct. On a des personnages simples. C'est l'un des plus beaux films qu’on ait vus sur l'amitié entre deux personnes. Il n’est pas besoin d'avoir une culture démentielle pour pouvoir le décrypter. Même si on peut y trouver beaucoup de culture, ce n'est absolument pas indispensable. Le film est dans une très grande proximité émotionnelle. Je n'ai pas le sentiment que le film soit si compliqué.

Catherine Bailhache : Je surenchéris. Je ne trouve pas du tout que le film soit difficile ! Quand je l’ai vu, je n'étais pas prévenue, je ne savais même pas que c'était Don Quichotte, parce que j’ai eu la chance de le voir à Cannes, lieu où je ne me renseigne jamais sur aucun film ; je vais à la Quinzaine des réalisateurs, du moins j’y retourne depuis trois ans, parce que je vois tout ce que la Quinzaine nous propose. Ce n'est qu’en observant ce vieux bonhomme interpeller l’autre à plusieurs reprises : « Sancho, ceci. », « Sancho, cela. » et qu’en devinant sa tête, son allure, parce qu’en plus il fait très sombre, que je me suis dit tout à coup : « Bon Dieu de bois, mais c’est Don Quichotte ! »

Donc je ne savais pas s'il y avait un récit ou pas. C'est ça le jeu aussi, notre propre ambiguïté est en marche au même moment, c’est un des intérêts du film. Moi-même je me sens ambiguë par rapport à ce film, en permanence. Un même plan, dès la première vision, va dégager plusieurs possibilités. Tout de suite je m'aperçois que je suis dans ce jeu-là. A la fois je cherche du récit, j'en trouve, je n'en trouve pas, ce n'est pas grave. La deuxième fois, quand je revois le film, ça recommence et ce ne sont pas les mêmes hypothèses de récit ou de non-récit qui me traversent l’esprit. Moi, ça me convient tout à fait ! C’est comme un jeu interactif .

Je pense donc que le film n'est pas du tout difficile. Ce qui est parfaitement difficile c'est au contraire le fait que de nos jours, tout un tas de gens, en voyant ce film (c’est valable pour d’autres cas, malheureusement), s'autorisent à penser que quelque chose là-dedans, qui fonctionne pour eux, ne va cependant pas fonctionner pour d'autres, c'est ça la barrière principale !

Je crois que le film n’est pas si compliqué à montrer si on se situe du point de vue de l’œuvre elle-même.

Cela dit, on le sait, on a des problèmes pragmatiques, c'est une autre question. Beaucoup de films sortent et se bousculent avec un nombre pharamineux de copies, pas de place pour celui-là.

On va se heurter de plus à d’autres barrières, par exemple, il y en aura chez les spectateurs… Par exemple, la lenteur d’une manière générale est devenue en soi une barrière, pour les films comme pour tout le reste.

Reste que nous avons déjà beaucoup montré ce film, à des exploitants ou à des enseignants : chaque fois, quand enfin des gens sont réunis pour voir ce film et bien, déjà, ils restent dans la salle (à part quelques-uns, mais le nombre de départs n’est pas significatif, contrairement à ce qu’avaient pu faire craindre les séances de Cannes qui se vidaient au fur et à mesure du déroulement de la projection). Surtout, au fond, ils sont contents d'avoir vu le film. Il y a bien sûr des gens qui disent qu'ils se sont ennuyés, qu'il n'y avait pas d'histoire... Mais dès qu'on parle un peu avec eux, très vite ils en conviennent, ils ont quand même remarqué tous les aspects qui en font l’intérêt, ils ont tout senti. Toutes les conversations que j'ai eues avec des gens qui n'ont pas aimé se terminent toujours par « Ah ! Il faudrait peut-être que je le revoie, c'est vrai qu'il y a tout ça dans ce que tu dis, c'est vrai que je l'ai perçu, c'est intéressant quand même. » ou par « Non, mais en fait je ne me suis pas ennuyé(e), c’est juste que c’est très lent ! » Comme quoi, on est tous capables de ressentir tout cela. Je ne vois donc pas pourquoi les élèves ou le public (pour moi c'est pareil) ne seraient pas aussi sensibles que nous-mêmes. Ça me paraît curieux, voire suspect, de dire qu'il y aurait une barrière supplémentaire à ce niveau-là.

Le raisonnement de l‘action
Honor de Cavalleria

Saison I • épisode 1

20 janvier 2007 à Angers
au cinéma Les 400 coups
et au Centre de Congrès,
dans le cadre du festival Premiers Plans